10 points clés pour comprendre l'évolution vers les modèles Product-Service Systems (PSS)


1. Serviticisation comme stratégie de compétitivité
Dans un contexte de saturation des marchés et de pression concurrentielle croissante, les entreprises fabricant ou distribuant des équipements industriels, techniques ou technologiques, ne peuvent plus se contenter d’optimiser leur efficacité opérationnelle ou de proposer des produits de qualité. Elles doivent innover dans leur proposition de valeur. C’est précisément ce que permet la servitization : elle vise à accroître la différenciation, à fidéliser les clients sur le long terme, et à créer de nouvelles sources de revenus à travers des services à forte valeur ajoutée.
Ce passage n’est ni linéaire ni sans risque. En effet, Neely (2008) souligne que les entreprises qui adoptent la servitization enregistrent parfois des marges plus faibles que celles restant centrées sur la production. Cette situation paradoxale résulte des défis opérationnels majeurs qu’implique la fourniture de services. La complexité augmente significativement : il ne s’agit plus de livrer un produit standardisé, mais de gérer un système de co-production avec le client, sensible au contexte d’usage, aux attentes personnalisées et aux conditions changeantes.
Les entreprises doivent ainsi repenser profondément leur organisation interne. Cela suppose de modifier leurs processus, leurs structures, leurs systèmes d’information (comme les ERP), mais aussi de revoir la nature des relations avec leurs clients. La logique à dominante de produit (Goods-Dominant Logic, ou G-D Logic) n’est plus suffisante. Il faut adopter une logique à dominante de service (Service-Dominant Logic, ou S-D logic), dans laquelle la valeur n’est plus conçue comme une donnée générée par le produit et remise au client, mais comme un processus co-construit dans l’usage réel, en interaction avec l’utilisateur.
La servitization devient donc une stratégie de différenciation par l’usage et l’expérience, plutôt que par la simple possession du produit. Le client n’achète plus seulement un outil ou une machine, mais une capacité à accomplir une tâche, à produire un résultat, voire à atteindre un objectif stratégique. Cela se traduit par des offres comme les contrats de disponibilité, de performance ou de résultats (result-oriented PSS), qui vont bien au-delà du support technique classique.
Enfin, l’étude de cas présentée dans le texte (un OEM britannique spécialisé dans les équipements industriels) illustre que cette stratégie peut fonctionner : l’entreprise observée a vu ses revenus issus des services croître de plus de 50 % en cinq ans. Cela montre qu’un modèle économique orienté service, s’il est bien conçu et appuyé sur des systèmes organisationnels adaptés, peut non seulement répondre aux attentes clients, mais aussi créer de la valeur durable pour l’entreprise.
2. Adoption de la Logique à Dominante de Service (S-D Logic)
Le passage d’une logique dominée par le produit (G-D logic) à une logique dominée par le service (S-D logic) constitue l’une des évolutions paradigmatiques majeures dans la compréhension contemporaine de la création de valeur. Dans le cadre de la servitization, cette transition permet une redéfinition du rôle de l’entreprise, du client et du produit lui-même.
Traditionnellement, selon la G-D logic, l’entreprise fabrique un bien, le vend, et le transfert de propriété marque la fin de la relation commerciale. La valeur est produite en amont, captée dans le bien, puis livrée au client. Cette logique considère le client comme passif, dont la seule action pertinente est l’acte d’achat. L’entreprise, dans cette perspective, détient la maîtrise de la production de valeur.
La S-D logic, formulée par Vargo et Lusch (2004, 2008), renverse cette vision. Elle postule que la valeur n’est pas délivrée mais co-créée. Elle n’est pas intrinsèque au produit, mais émerge dans l’interaction entre le client et l’entreprise, au moment de l’usage. Le produit devient un support, un "vehicule" pour la prestation de service, c’est-à-dire pour l’activation d’une compétence visant à résoudre un problème ou atteindre un objectif. En ce sens, les produits sont des services latents.
Dans le cadre des Product-Service Systems (PSS), cette distinction prend tout son sens. Même dans les entreprises avancées dans leur démarche de servitization, une « culture d'ingénieurs » centrée sur les produits demeure fortement ancrée. Cette culture freine l’adoption effective d’une logique centrée sur l’usage réel et sur la compréhension des finalités clients. La co-création exige non seulement une proximité avec le client, mais aussi une capacité à comprendre ses usages, ses contraintes contextuelles, ses compétences et même ses comportements.
Une des implications fortes de la S-D logic est que l’entreprise ne peut jamais garantir la satisfaction client, car la valeur n’est pas réalisée au moment de la vente, mais dans l’usage, par le client lui-même. Cela signifie que l’entreprise ne propose que des promesses de valeur ("value propositions") que le client valide ou invalide par l’expérience. C’est une vision profondément relationnelle et dynamique.
Dans cette perspective, la performance d’un service ne peut plus être mesurée uniquement par des indicateurs internes à l’entreprise (comme les engagements contractuels ou SLA - Service Level Agreement, ou les taux de disponibilité), mais doit aussi prendre en compte la perception du client dans son contexte d’usage. Cela implique des méthodes nouvelles d’analyse : ethnographie, observation in situ, co-conception, etc.
Enfin, cette logique transforme profondément les systèmes opérationnels : les compétences clés ne sont plus uniquement techniques ou industrielles, mais incluent des compétences relationnelles, adaptatives et cognitives. Les ressources doivent être réorganisées pour permettre cette interaction continue avec le client, dans une optique d’apprentissage mutuel.
La S-D logic offre ainsi un cadre théorique robuste pour comprendre et piloter la servitization, en mettant au cœur de la stratégie non plus l’objet vendu, mais l’expérience vécue par le client dans la réalisation de ses propres objectifs.
3. Identification de 4 propositions de valeur imbriquées
L’un des apports majeurs de l’étude est l’identification de quatre propositions de valeur qui structurent la transition d’une entreprise manufacturière vers une offre de type Product-Service System (PSS). Ces propositions — Asset, Recovery, Availability et Outcome — ne sont pas des étapes linéaires, mais des systèmes imbriqués, interdépendants et parfois simultanés.
- Asset Value Proposition : la proposition de valeur du produit lui-même
C’est la plus proche du modèle classique de la vente de biens. La valeur réside dans les performances intrinsèques du produit (durabilité, efficacité, robustesse, etc.). Le client est ici l’acteur principal de la création de valeur : il utilise le bien comme il l’entend, sans intervention active du fournisseur. Le fabricant vend un potentiel de performance. - Recovery Value Proposition : la proposition de valeur du maintien du produit en conditions opérationnelles
Elle ajoute un service de réparation et d’assistance. La valeur émerge de la capacité à restaurer rapidement le produit à un état fonctionnel, en cas de panne ou de dysfonctionnement. Le fournisseur commence à intervenir dans le cycle d’usage, réduisant l’impact des interruptions. Cela engage le fournisseur dans une forme de co-création de valeur post-vente. - Availability Value Proposition : la proposition de valeur de la disponibilité optimale
Ici, l’entreprise ne vend plus un bien, mais une capacité d’usage garantie : le produit doit être disponible, opérationnel et fiable à tout moment. Cela suppose des contrats d’engagement sur la disponibilité, de la maintenance prédictive, une logistique de pièces détachées optimisée, etc. Le fournisseur devient un partenaire actif dans la gestion des ressources du client. - Outcome Value Proposition : la proposition de valeur des résultats produits dans le contexte d'usage
C’est le niveau le plus abouti : l’entreprise s’engage non seulement sur la disponibilité, mais aussi sur les résultats opérationnels du client. L’objectif est de contribuer à la finalité même de l’activité du client (par exemple, garantir le nombre de vols effectués pour une compagnie aérienne). Cela suppose une compréhension approfondie des objectifs, des usages et du contexte client.
Ce modèle à quatre niveaux révèle plusieurs enseignements fondamentaux :
- Les propositions de valeur ne sont pas mutuellement exclusives : elles peuvent coexister dans une même organisation, pour des clients ou des contrats différents.
- Le passage d’un niveau à l’autre augmente la complexité opérationnelle, notamment en termes d’organisation, de coordination, de partage de données et de contractualisation.
- L’implication du client dans la co-création de valeur augmente avec le niveau de maturité de la proposition : du simple utilisateur à un partenaire co-acteur de la performance.
Enfin, ces propositions de valeur traduisent une évolution de la conception du produit : d’un objet centré sur sa propriété, on passe à un système centré sur sa fonction (use-oriented), puis sur son impact final (result-oriented). Cela nécessite un changement profond dans la manière dont les entreprises structurent leur offre, leur organisation, et surtout, leur relation au client.
4. Importance croissante de la variabilité contextuelle d'usage
L’étude introduit un concept fondamental pour la gestion opérationnelle des PSS : celui de la “contextual use variety”, ou variabilité contextuelle d’usage. Cette notion désigne l’ensemble des conditions spécifiques, parfois imprévisibles, qui influencent la manière dont un client utilise un produit ou un service.
Dans une logique produit classique, le contexte d’usage est ignoré : le bien est conçu pour fonctionner dans un environnement "moyen", standardisé. En revanche, dans une logique PSS — et plus encore dans une logique S-D — la valeur est co-créée dans l’usage réel, ce qui implique de prendre en compte cette diversité contextuelle.
Par exemple, deux clients peuvent utiliser une même machine dans des environnements très différents : l’un en zone tempérée, l’autre en milieu marin corrosif ; l’un de façon intensive, l’autre ponctuellement. Cette variété génère des effets sur la performance, l’usure, les besoins en maintenance, la logistique, etc.
L’étude démontre que cette variété contextuelle augmente fortement au fur et à mesure que l’on monte dans les propositions de valeur. Plus on va vers des offres de disponibilité ou de résultats, plus le fournisseur est impliqué dans le quotidien du client — et donc exposé à la variabilité de ses conditions d’usage. Cette variabilité devient un facteur critique à maîtriser pour tenir les engagements contractuels.
Cela a plusieurs conséquences :
- Sur les systèmes d’information : l’entreprise doit collecter et traiter des données très fines sur les usages clients, parfois en temps réel (capteurs IoT, retours terrain, etc.).
- Sur la gestion des risques : la variabilité contextuelle introduit de l’incertitude et peut provoquer des écarts importants entre la performance prévue et la réalité. Cela exige des mécanismes d’absorption (flexibilité) ou d’atténuation (standardisation).
- Sur la conception des actifs : les produits doivent être plus robustes, adaptables ou facilement reconfigurables.
- Sur le contrat : les modèles de facturation doivent intégrer cette variabilité (par exemple, le paiement à l'usage, ou pay-per-use, ajusté au contexte).
Le concept d'utilité contextualisée ou state-dependent utility, issu de l’économie, est ici mobilisé pour montrer que la valeur d’usage d’un bien dépend fortement de l’état du monde au moment de son utilisation. Il ne suffit donc plus de raisonner en moyenne, mais en scénario. Cette approche pousse les entreprises vers une posture de gestion proactive, contextualisée et co-adaptative avec le client.
Ainsi, la gestion de la variété contextuelle d'usage devient une compétence stratégique pour les entreprises engagées dans la servitization, à la fois en matière d’anticipation, de dialogue client, et d’ingénierie de la flexibilité.
5. Co-création de valeur : le client devient une ressource
L’un des principes fondamentaux de la S-D logic est que la valeur est co-créée entre le fournisseur et le client. Dans les Product-Service Systems (PSS), cela signifie que le client ne se contente pas de recevoir passivement une prestation : il en devient un acteur actif, et parfois une ressource indispensable au fonctionnement même du service.
Dans les propositions de valeur élevées (availability et outcome), cette implication est structurelle. Le fournisseur ne peut plus fonctionner de façon autonome — il dépend des informations, des comportements et même des ressources matérielles du client. Cette collaboration se manifeste à plusieurs niveaux :
- Partage de données : les systèmes de maintenance prédictive, par exemple, nécessitent des informations précises sur les conditions d’usage des équipements (durée, intensité, environnement, incidents, etc.).
- Partage de ressources physiques : comme l’a révélé le cas étudié, l’entreprise a parfois recours aux pièces détachées ou aux équipements de réserve des clients pour garantir les niveaux de disponibilité exigés contractuellement.
- Co-conception de solutions : dans les propositions "outcome", la configuration optimale du produit pour atteindre les objectifs clients est souvent élaborée conjointement, dans une logique d’optimisation partagée.
Cette logique de co-création bouleverse la relation fournisseur-client. Le fournisseur devient un partenaire stratégique, impliqué dans les processus opérationnels du client. Réciproquement, le client devient un co-producteur de la valeur, mais aussi un facteur de risque si ses comportements ou décisions compromettent l’exécution du contrat.
Cette implication du client suppose de nouvelles compétences pour le fournisseur :
- Savoir dialoguer et négocier avec des interlocuteurs variés côté client (acheteurs, utilisateurs, techniciens, dirigeants…).
- Sensibiliser le client à son rôle dans la co-production du service, en clarifiant ses responsabilités.
- Former ou accompagner le client dans l’usage du produit (formations, coaching, documentation interactive).
Ce changement de posture peut aussi se heurter à des résistances culturelles : côté fournisseur, la tentation de contrôler et standardiser reste forte ; côté client, l’idée d’une responsabilité partagée peut être mal perçue, surtout dans des environnements où la logique de délégation est dominante.
En conclusion, la co-création dans les PSS ne se limite pas à un concept marketing : elle implique une reconfiguration organisationnelle, cognitive et contractuelle. Le client devient une ressource stratégique, à mobiliser, à intégrer et à valoriser, sans quoi la proposition de valeur risque de rester théorique.
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6. Systèmes de production adaptés à la complexité
Avec l’introduction de propositions de valeur de type service, les systèmes de production traditionnels — orientés vers l’efficacité, la standardisation et le contrôle des coûts — deviennent partiellement inadaptés. Le PSS, notamment dans ses formes avancées (availability et outcome), impose une reconfiguration profonde des systèmes opérationnels.
Le modèle de Buzacott (2000) distingue différents types de design de tâches selon deux critères : la complexité technique de la tâche, et le niveau de discrétion laissé au travailleur. À partir de cela, plusieurs architectures organisationnelles sont identifiées : série, parallèle, spécialisation, bottom-up, top-down.
On constate que les propositions de valeur plus simples (asset, recovery) permettent des processus structurés, reproductibles et peu sensibles à la variabilité. À l’inverse, les propositions plus complexes (availability, outcome) exigent :
- une plus grande autonomie des opérateurs (ex : diagnostic en contexte, adaptation des routines),
- des compétences multiples (polyvalence),
- des outils décisionnels dynamiques (ex : prévision, planification flexible).
Cela se traduit par des systèmes où la logique hiérarchique est partiellement remplacée par des réseaux d’expertise, avec un recours intensif à la coordination transversale, à la circulation des données, et à l’itération.
Par exemple, un simple service de réparation peut suivre un schéma "bottom-up", où les requêtes sont traitées d’abord par des opérateurs juniors, puis escaladées si besoin. En revanche, un service de prévision de maintenance ou d’optimisation des configurations d’usage suit plutôt un schéma "top-down" ou hybride, mobilisant d’emblée des experts pour un diagnostic initial complexe, puis déléguant l’exécution à des profils plus opérationnels.
Ce système doit être en capacité de gérer :
- une variété accrue de situations (cf. point 4),
- une incertitude croissante sur les besoins,
- une interaction continue avec le client.
Le design opérationnel devient ainsi une compétence stratégique. Il ne s’agit plus seulement d’optimiser une chaîne de valeur fermée, mais de concevoir un système ouvert, flexible, résilient, centré sur l’expérience du client dans son contexte propre.
7. Interdépendance des propositions de valeur
Contrairement à ce que suggèrent certains modèles linéaires de servitization (Tukker, 2004), les propositions de valeur (Asset, Recovery, Availability, Outcome) ne sont pas des étapes successives à franchir, mais des systèmes interdépendants qui coexistent et s’influencent mutuellement.
L’étude met en lumière plusieurs interactions dynamiques entre ces propositions. Par exemple :
- Une panne fréquente (recovery) peut compromettre la disponibilité de l’équipement, et donc nuire à la performance d’un contrat outcome.
- Une modification dans le design d’un actif pour améliorer sa performance en contexte spécifique (outcome) impacte directement la proposition asset.
- Une prévision de maintenance (availability) s’appuie sur des données issues des incidents passés (recovery).
Ces interdépendances exigent une vision systémique de la valeur. Chaque brique du système peut affecter les autres : on ne peut optimiser l’une sans considérer les effets de bord sur les autres. Par conséquent :
- Le design des processus doit intégrer les rétroactions : un événement dans la chaîne recovery doit pouvoir déclencher des ajustements dans la chaîne asset ou availability.
- Les systèmes d’information doivent favoriser la traçabilité et la transparence des interactions entre services.
- Les équipes doivent adopter une logique de coopération transverse, plutôt qu’en silo.
De plus, cette interdépendance oblige les entreprises à dépasser une approche "catalogue de services" : les propositions ne peuvent être vendues indépendamment les unes des autres. Par exemple, un client qui achète une capacité opérationnelle (outcome) s’attend implicitement à ce que les autres dimensions (disponibilité, réparation, performance produit) soient déjà assurées. Ces propositions deviennent mutuellement conditionnantes.
Cette réalité a aussi des implications managériales : les KPI ne peuvent être isolés ; les responsabilités doivent être partagées ; les incidents doivent être analysés dans une logique causale élargie. On ne peut pas, par exemple, juger uniquement un centre de service sur sa capacité à réparer vite, sans examiner les causes structurelles amont.
L’interdépendance des propositions de valeur appelle donc à une gestion systémique, itérative, intégrée — en rupture avec les modèles traditionnels cloisonnés. La performance globale du système dépend de la cohérence de ces interactions, et non de l’optimisation locale.
8. Critique des modèles linéaires de transition
La littérature sur la servitization, notamment les travaux de Tukker (2004), propose des modèles classant les PSS sur une échelle évolutive, allant de propositions centrées sur le produit à des services orientés résultat. Ces modèles, bien qu'utiles pour la catégorisation, suggèrent une transition linéaire et progressive, où chaque étape succède à la précédente.
Or, l’expérience démontre que cette représentation ne correspond pas à la réalité des pratiques opérationnelles. En effet, les entreprises ayant engagé un changement de logique, offrent toutes simultanément les quatre types de propositions de valeur identifiées (asset, recovery, availability, outcome), selon les clients, les contrats, les usages ou encore les contextes techniques. Il ne s’agit donc pas d’un parcours séquentiel, mais d’une configuration hybride et dynamique.
Cette coexistence révèle plusieurs points clés :
- Hétérogénéité de la demande : certains clients veulent simplement un produit performant, d’autres recherchent une garantie de disponibilité, d’autres encore attendent un engagement sur les résultats.
- Capacité d’adaptation différenciée : tous les clients ou segments de marché ne sont pas prêts à passer à une logique outcome. Cela implique pour l’entreprise une gestion multi-niveaux.
- Contraintes organisationnelles : certains services internes sont structurés pour de la production classique, d’autres pour des services à haute valeur ajoutée. Ces structures coexistent mais doivent dialoguer.
Ainsi, l’entreprise ne se "transforme" pas d’un bloc, mais fonctionne comme un système complexe multi-modal, dans lequel plusieurs logiques cohabitent et interagissent. Cette réalité s’oppose à la vision linéaire implicite de nombreux modèles académiques.
Service&Sens propose donc de dépasser l’idée de "maturité" ou de "stade avancé" comme critère de jugement. Offrir une proposition asset ne signifie pas être moins performant ou moderne que proposer une outcome. Chaque proposition correspond à une stratégie de valeur adaptée à une situation donnée, avec ses propres exigences, coûts, risques et compétences associées.
Cette approche critique invite également à repenser les modèles d’analyse et de pilotage de la servitization. Plutôt que de chercher à "monter en gamme" selon une trajectoire fixe, il faut penser en termes de portefeuille de propositions de valeur, avec des logiques d’alignement stratégique, d’optimisation opérationnelle et de segmentation client.
Enfin, sur le plan théorique, cela appelle à des modèles systémiques, interactifs et contingents, intégrant la diversité des chemins, des configurations et des temporalités de la transformation de servicisation.
9. Nécessité de nouvelles compétences opérationnelles
La transformation d’un modèle orienté produit vers un modèle orienté service ne se limite pas à un changement d’offre ou de contrat. Elle implique une évolution profonde des compétences nécessaires à l’entreprise pour délivrer ses propositions de valeur, en particulier dans les PSS complexes.
Traditionnellement, les compétences clés d’une entreprise manufacturière sont techniques, industrielles, et centrées sur la qualité, la production, la logistique et l’ingénierie. Dans un contexte de servitization, ces compétences restent nécessaires, mais ne sont plus suffisantes.
Les PSS exigent de nouvelles capacités, notamment :
- Des compétences relationnelles et commerciales : comprendre les besoins implicites du client, gérer des contrats longs et complexes, construire une relation partenariale.
- Des capacités d’analyse et de gestion de données : pour prédire l’usure, personnaliser l’offre, analyser les usages en contexte, optimiser les cycles de maintenance.
- Des compétences en ingénierie de service : conception de parcours client, configuration d’offres hybrides, gestion des engagements de performance.
- Des compétences organisationnelles et managériales : pilotage transversal, intégration client-fournisseur, coordination de fonctions autrefois séparées (vente, SAV, logistique).
Par ailleurs, la gestion des interfaces devient cruciale : entre produit et service, entre client et fournisseur, entre front-office et back-office. Cela requiert des profils hybrides, capables de dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes, en intégrant à la fois une vision technique et une compréhension stratégique des enjeux clients.
L’étude souligne également que ces compétences sont souvent absentes ou sous-développées dans les entreprises issues de la production. La servitization implique donc un véritable repositionnement des ressources humaines : formation, recrutement, développement de nouveaux référentiels métiers.
La montée en puissance du client dans le processus de co-création (cf. point 5) exige aussi une posture différente : moins centrée sur la livraison, plus centrée sur l’accompagnement, l’écoute, la capacité à s’adapter aux situations réelles.
Enfin, cette transition questionne aussi les modèles d’évaluation de la performance. Dans un système classique, la performance est mesurée en unités produites, délais, coûts. Dans un système PSS, il faut intégrer des indicateurs de satisfaction client, de valeur perçue, de fiabilité de service, ou encore d’atteinte de résultats opérationnels.
En somme, la servitization est autant une révolution culturelle qu’une mutation économique. Elle repose sur un changement de compétences, de savoir-être et de posture des acteurs. Faute de cela, même les meilleures propositions de valeur resteront des promesses difficilement tenables dans la réalité.
10. Implications stratégiques pour le management
Les transformations décrites dans les points précédents débouchent logiquement sur un ensemble d’implications stratégiques majeures pour les dirigeants et les managers. Gérer la servicisation ne se limite pas à ajouter un service après-vente : il s’agit d’un changement de modèle économique, organisationnel et culturel.
- Premier enjeu : adopter une approche systémique. Les propositions de valeur ne peuvent être traitées comme des silos. Elles s’interpénètrent, interagissent, se renforcent ou se fragilisent mutuellement. Cela suppose de repenser la gouvernance, de casser les silos organisationnels et de favoriser des modèles de gestion intégrée.
- Deuxième enjeu : gérer la variété contextuelle. Comme développé au point 4, les clients n’utilisent pas les produits dans les mêmes conditions. Cela implique une logique de segmentation dynamique et une capacité à configurer des offres adaptables, tout en maintenant un certain niveau de standardisation pour rester rentable.
- Troisième enjeu : développer des capacités organisationnelles nouvelles. Le management doit piloter une transformation qui touche à la fois :
- la chaîne de valeur (de la conception à la maintenance),
- les relations client (de la transaction à la collaboration),
- les ressources humaines (de l’opérateur à l’interface client),
- les systèmes d’information (de la gestion de stock à la gestion de l’usage).
- Quatrième enjeu : revoir les modèles de performance. La rentabilité d’un modèle orienté services ne repose pas uniquement sur la marge produit, mais sur des logiques de revenus récurrents, de fidélisation, de coût total de possession, etc. Cela nécessite de nouveaux KPIs, des outils de pilotage plus centrés sur l’usage et la valeur perçue.
- Cinquième enjeu : gérer l’incertitude. La servitization introduit de nouveaux risques (cf. contractualisation sur des résultats, dépendance aux comportements clients, maintenance prédictive). Il faut donc développer des compétences de gestion de la complexité, d’agilité et de résilience.
Enfin, une implication cruciale est la vision stratégique de la servitization. Il ne s’agit pas d’une tendance ponctuelle ou d’un levier marketing, mais d’un levier structurant pour repenser l’avantage concurrentiel, à l’heure où la différenciation produit seule devient insuffisante.
Pour les entreprises qui réussiront à orchestrer cette complexité, les bénéfices sont réels : meilleure fidélisation, montée en gamme, barrières à l’entrée plus élevées pour les concurrents, innovation conjointe avec les clients. Mais le chemin est exigeant, et demande un leadership éclairé, capable de penser long terme, usage, et écosystèmes.
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