« Kant rend la créativité entrepreneuriale possible »

Pour le philosophe et mathématicien belge Luc de Brabandère, le concept kantien de « catégories » ouvre le champ des possibles en matière de créativité en entreprise.

En 1781, Emmanuel Kant publie son ouvrage majeur, Critique de la raison pure. Le philosophe allemand a pour ambition de refonder la métaphysique, particulièrement ébranlée par le scepticisme de David Hume. En effet, le scepticisme considère que la vérité est inaccessible et que nous pouvons uniquement émettre des opinions. Pour Kant, la quête de la connaissance n'est pas vaine. En revanche, il ne faut pas tenter de connaître la réalité extérieure à nous, comme on pouvait le penser jusqu'à présent, mais plutôt se tourner vers le sujet, l'individu puisque la connaissance résulte d'une construction qu'il effectuerait.
Luc de Brabandère est mathématicien et philosophe en entreprise. Il publie en octobre 2025 Petite Philosophie des Catégories Inévitables (éditions Eyrolles). Il utilise la théorie kantienne pour inciter les entreprises à être créatives.
Pourquoi, selon vous, la créativité est-elle possible grâce à Kant ?
Le terme « créativité » est récent, il est apparu en anglais il y a 80 ans, et plus tard en français. Pour le philosophe grec Platon, nous nous rappellerions d'idées qui existent déjà dans un monde des Idées : c'est la réminiscence. Pour Platon, il n'y a pas d' « Eureka ! » possible mais tout au plus un « je me souviens ! ».
Jusqu'à Kant, le sujet de la créativité n'est pas ou mal traité. Kant rend la créativité possible, car il inverse la relation aux objets et dit que nous construisons la façon dont nous voyons le monde, les objets : c'est le constructivisme. Nous voyons le monde non pas tel qu'il est, mais tel que nous sommes. C'est l'an zéro de la créativité.
Kant s'empare du concept de « catégories » d'Aristote. En quoi ces catégories sont-elles particulièrement pertinentes pour penser la créativité en entreprise ?
Le philosophe grec Aristote prend pour point de départ dix catégories telles que la quantité et la substance. Elles seraient dans les objets. En les étudiant, je peux acquérir une connaissance fine de l'objet. Kant réutilise cette idée de catégories, mais estime qu'elles se trouvent en nous, et non pas dans les objets. J'ai a priori en moi la catégorie de causalité. Si un verre tombe et se casse, je peux ainsi établir un lien de causalité entre la chute et la casse.
En entreprise, ces catégories « en nous » sont indispensables. Par exemple, la segmentation de marché revient pour une entreprise à proposer des catégories de clients pour mieux les connaître (retraités, étudiants…). C'est une grille de lecture partiale, humaine, que l'on applique à la réalité. Les catégories sont certes obligatoires, mais aussi bourrées de défauts. Par exemple, même si moi-même j'étudie beaucoup, personne ne me mettrait dans la catégorie des étudiants.
"La créativité est l'aptitude à changer la manière de se percevoir." Luc de Brabandère
Ces catégories sont également évolutives. Bic, entreprise ayant inventé les stylos éponymes, s'est historiquement positionnée dans la catégorie des objets d'écriture. Après avoir commercialisé divers types de stylos, elle a atteint une sorte de plafond de verre. Elle a alors décidé de changer de catégorie en se plaçant dans celle du jetable pour proposer notamment des rasoirs. Tant qu'elle était dans la catégorie de l'écriture, elle ne pouvait pas proposer de nouveaux produits. La créativité est l'aptitude à changer la manière de se percevoir.
Quelle différence faites-vous entre la créativité et l'innovation ?
Depuis 60 ans, Mattel commercialise des Barbies et se positionne dans la catégorie des jouets. Mais il y a deux ans, l'entreprise a sorti un film, ce qui l'a fait changer de catégorie, puisqu'elle est désormais dans celle des dépositaires d'une marque intellectuelle. Sa valeur n'est plus sa capacité à fabriquer des poupées, mais celle de valoriser son nom, son image. Ici, c'est de la créativité, de la capacité à penser à autre chose.
L'innovation, en revanche, est la capacité de faire plus joli, moins cher, plus à la mode, mais de faire toujours la même chose. Mattel a par exemple lancé récemment une poupée atteinte de diabète de type 1. Finalement, l'innovation est la capacité de changer la réalité, la créativité est la capacité de changer la perception de la réalité. Le meilleur entrepreneur est celui qui articule les deux.
Au départ, Netflix proposait de la location de DVD à distance, puis s'est mis à faire du streaming. L'entreprise est passée dans les catégories de service numérique et la production cinématographique. Finalement, cela a entraîné une véritable révolution dans nos usages quotidiens. La créativité est-elle le moteur des révolutions dans nos sociétés ?
Oui, ces chocs créatifs peuvent avoir des conséquences a posteriori. En revanche, le changement de paradigme est lent, les nouvelles façons de voir les choses s'implantent doucement. Tout le monde n'a pas encore compris que Mattel est devenu un concurrent de Netflix !
La révolution est donc difficile à prévoir, il est possible de se tromper en essayant de l'anticiper. En outre, beaucoup de gens combinent des nouvelles technologies avec d'anciens schémas mentaux. Le pétrole a été découvert en 1850. Pendant des décennies, on ne faisait que le brûler pour s'éclairer ou se chauffer, ce qu'on faisait avec le charbon. La véritable révolution a été de le faire exploser pour produire les premiers moteurs, ce fut de la créativité.
Ces bouleversements créatifs, c'est du génie humain ?
Le génie peut être le moteur, comme lorsque Steve Jobs entre dans le monde de la musique alors qu'il se situait dans celui des ordinateurs. Mais plus que le génie, c'est la prise de risque et le courage qui entraînent le changement.
Ce courage est d'ailleurs ce qui différencie l'humain de la machine : jamais un algorithme dirait à Steve Jobs de se lancer dans la musique, il l'a fait car il a pris un risque. On met peu en avant le courage des personnes alors que c'est un élément très important.
Est-ce que la créativité se travaille et s'entretient ?
La créativité est un jeu avec ses règles. La première est qu'aucune idée n'est bonne a priori. Le concept d'ordinateur n'est pas né bon, il l'est devenu. En entreprise, il faut mettre en place un cadre permettant d'accueillir toutes les idées sans les rejeter d'entrée. La meilleure façon d'avoir une bonne idée est d'en avoir beaucoup, il faut donc un cadre laissant libre cours à cette créativité. Les idées lancées ne doivent pas être considérées par l'entreprise comme des attaques. La créativité est un simulateur de vol, pas un avion. Si on se crashe, il n'y a pas de victimes.
Source : entrepreneurs.lesechos.fr
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