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Services et soutenabilité : retour critique sur une idée séduisante mais mal comprise

Services et soutenabilité : retour critique sur une idée séduisante mais mal comprise

Une promesse trop belle pour être vraie ?

Depuis une quinzaine d’années, l’idée revient avec insistance dans les milieux académiques, industriels et politiques : le passage d’une économie de produits à une économie de services serait une voie royale vers une société plus durable. Des auteurs influents comme Hawken et Lovins ont popularisé cette intuition selon laquelle la “service economy” – centrée sur l’usage plutôt que la possession – permettrait de dématérialiser l’économie et de réduire la pression environnementale. L’équation semble simple : si nous n’achetions que le “service rendu”, et non les objets eux-mêmes, l’industrie pourrait produire moins, produire mieux, et maintenir durablement les artefacts en circulation.

Toutefois, comme le montre Carleton B. Christensen dans What Is So Sustainable About Services? (2008), cette idée séduisante repose sur des postulats implicites rarement questionnés. Lorsque les chercheurs tentent d’opérationnaliser cette vision via les Product-Service Systems (PSS), les résultats empiriques deviennent ambigus : rares sont les configurations démontrant de véritables gains environnementaux, et certains dispositifs peuvent même aggraver l’impact écologique .

Parallèlement, la littérature sur les frontières entre produits et services (notamment l’étude Product versus Service: Old Myths versus New Realities) montre que les distinctions conceptuelles entre ces catégories – longtemps présentées comme évidentes – se brouillent, rendant plus complexe toute ambition de basculer l’économie vers un “modèle serviciel” cohérent .

Cet article propose une analyse critique et structurée de ces débats, en montrant :

  1. Pourquoi l’intuition initiale est convaincante,
  2. Comment les travaux théoriques l’ont appauvrie,
  3. Pourquoi la soutenabilité ne peut émerger que si l’on revalorise la dimension politique, sociale et anthropologique du changement,
  4. Et en quoi les frontières entre “produit” et “service” s’avèrent conceptuellement plus floues que prévu, ce qui complique les prescriptions simplistes.

1. L’intuition initiale : moins de produits, plus d’usage, plus de durabilité

Christensen rappelle que, dans le débat public, l’idée d’une économie de services apparaît d’abord comme une intuition de bon sens :

  • « Nous voulons des photocopies, pas des photocopieurs. »
  • « Nous voulons des déplacements, pas des voitures. »
  • « Nous voulons des vêtements propres, pas des machines à laver. »

Cette intuition repose sur une évidence : une grande partie des objets que nous possédons sont sous-utilisés, parfois de manière spectaculaire. Les perceuses domestiques sont souvent citées comme exemple : quelques minutes d’usage réel sur toute leur durée de vie .

L’économie de services permettrait donc :

  • de mutualiser les artefacts,
  • de maximiser leur taux d’utilisation,
  • de prolonger leur durée de vie (car les fournisseurs auraient intérêt à maintenir des équipements robustes),
  • de réduire la production totale de biens,
  • et de réduire les déchets.

Cette vision est la matrice du concept de dématérialisation, sur lequel repose tout l’enthousiasme initial autour des Product-Service Systems (PSS).

2. Lorsque la théorie s’en empare : une réduction drastique de l’ambition initiale

Le problème, explique Christensen, est que lorsque les ingénieurs et économistes opérationnalisent cette idée, ils adoptent une conception appauvrie de l’humain : un agent rationnel cherchant uniquement à optimiser ses moyens pour atteindre des fins préexistantes .

Or l’intuition populaire, elle, mobilise une vision beaucoup plus riche : elle suppose que les individus sont capables de reconfigurer leurs préférences, d’ajuster leurs attentes, de revoir ce qui est “nécessaire” pour vivre bien. Autrement dit, l’idée initiale inclut un changement culturel et politique.

Cette distinction est essentielle.

2.1. Ce que les modèles d’ingénierie supposent

Dans la plupart des travaux sur les PSS :

  • Les préférences des usagers sont considérées comme fixes,
  • Le niveau de convenance recherché est celui de la propriété,
  • Le service doit donc être aussi pratique que le produit,
  • L’évaluation du PSS se fait principalement via des modèles d’optimisation,
  • La soutenabilité est perçue comme un problème technique, non moral ou politique.

Cette réduction conduit à des résultats systématiquement fragiles :

  • Reproduire la même commodité que la propriété individuelle nécessite souvent des infrastructures additionnelles, des transports supplémentaires, des coordinations accrues ;
  • Ce qui peut neutraliser, voire dépasser, les gains environnementaux attendus.

Par exemple : pour qu’une voiture en autopartage soit aussi accessible qu’une voiture personnelle, le système doit multiplier les stations, garantir la disponibilité, gérer des réservations, produire des véhicules excédentaires, etc. Cette sur-organisation peut rendre l’ensemble moins durable qu’un usage personnel raisonné.

2.2. Pourquoi le problème de la “perte de commodité” n’est pas résolu

Les chercheurs comme Tukker considèrent que les modèles PSS les plus prometteurs exigent une “sacrifice by the user”, c’est-à-dire une baisse objective de convenance (temps, effort, flexibilité) .
Mais, selon eux, ce sacrifice met en danger la compétitivité du système – donc sa viabilité.

Autrement dit : si le service est moins pratique, le marché ne le choisira pas.

Pour Christensen, cette conclusion est un contresens : elle reflète non pas un problème du modèle, mais un problème de la théorie utilisée. L’intuition initiale suppose que les individus peuvent apprendre à redéfinir ce qu’ils considèrent comme pratique, acceptable, désirable. C’est un processus politique, pas un simple ajustement technique.

En escamotant cette dimension, la recherche transforme une idée transformatrice en un banal business model, condamné à se heurter au réel.

3. La grande absente des approches technico-économiques : la transformation du sujet humain

Christensen oppose deux conceptions de la rationalité :

3.1. La rationalité “riche” (préthéorique, quotidienne)

Dans la vie courante, nous reconnaissons que :

  • Nos préférences évoluent,
  • Nous apprenons,
  • Nous sommes capables de compromis motivés par le sens éthique,
  • Nous pouvons modifier nos attentes et redéfinir ce qui constitue une “vie bonne”.

Cette vision implique que les usagers peuvent participer consciemment à une transition écologique, et non seulement optimiser leur confort immédiat.

3.2. La rationalité “maigre” (économie néoclassique, décision rationnelle)

Dans la plupart des modèles :

  • Les préférences sont fixées,
  • L’agent cherche le maximum de commodité,
  • Le système doit s’adapter à l’usager, et pas l’inverse,
  • La politique de transformation culturelle est évacuée.

Cette conception rend impossible l’idée même de transformation sociétale. Elle condamne d’avance tout dispositif de services qui ne serait pas strictement équivalent à la possession individuelle.

4. Un autre problème majeur : les services ne sont pas plus “simples” que les produits

La seconde source d’illusion identifiée par Christensen tient à une sous-estimation radicale de la complexité réelle des services.

En effet :

  • Les services nécessitent plus de coordination que les produits,
  • Ils entraînent souvent des interactions humaines supplémentaires,
  • Ils demandent des infrastructures logistiques, juridiques et relationnelles plus lourdes,
  • Ils sont plus difficiles à standardiser, prévoir et distribuer.

Par exemple, un fournisseur qui promet à un agriculteur une “perte de récolte maximale garantie” doit intervenir en continu dans l’exploitation, surveiller les conditions, adapter ses méthodes, bref, co-produire le résultat avec le client .

Ce type de modèle :

  • augmente les déplacements,
  • multiplie les tâches invisibles,
  • complexifie la chaîne de valeur,
  • peut générer plus d’impact environnemental qu’un système matériel traditionnel.

Christensen en conclut que l’économie des services ne peut pas être lubrifiée par le marché de la même manière qu’une économie de produits.

5. Les illusions conceptuelles autour de la distinction entre “produit” et “service”

Le second document fourni (Khan et al., 2014) renforce encore la critique. Il montre que les catégories “produit” et “service”, longtemps différenciées par les fameuses caractéristiques IHIP (intangibilité, hétérogénéité, inséparabilité, périssabilité), ne tiennent plus conceptuellement :

  • beaucoup de produits sont intangibles (logiciels, compositions) ;
  • beaucoup de services sont tangibles dans leurs effets ;
  • certains produits sont co-produits avec le client (sur-mesure), ce qui contredit l’idée d’inséparabilité propre au service ;
  • certains services sont stockables (données, enregistrements), transportables et standardisables ;
  • les produits contiennent des services, et les services incorporent des produits.

En d’autres termes, vouloir fonder une politique de soutenabilité sur la transition “du produit vers le service” repose sur des catégories instables et théoriquement fragiles .

6. Ce qu’une bonne théorie de la soutenabilité doit retenir

La soutenabilité ne peut émerger que si le passage du produit au service est pensé comme un processus politique, culturel, social et moral, et non comme un simple pivot de business model.

6.1. Trois conditions essentielles

  1. Les usagers doivent être reconnus comme capables de transformation, pas seulement d’optimisation.
  2. Les niveaux de commodité doivent être renégociés socialement, pas reproduits à l’identique.
  3. Les contraintes supplémentaires des services (coordination, temps, complexité) doivent être assumées comme des “ralentisseurs” positifs, car ralentir l’économie est une condition structurelle de la soutenabilité.

6.2. Pourquoi la lenteur est un atout écologique

Une économie de services bien conçue :

  • ralentit les flux,
  • augmente la transparence,
  • renforce les interactions humaines,
  • réduit les consommations impulsives,
  • rend l’usage plus réfléchi.

Cette “dés-accélération” n’est pas un défaut, mais un levier de cohérence écologique.

7. Vers une nouvelle compréhension : services, politique et soutenabilité

Le cœur de l’enseignement de Christensen est le suivant :

  • Le passage aux services n’est pas, en soi, durable.
  • Il ne devient durable que s’il accompagne une redéfinition des modes de vie, des attentes, des normes sociales.
  • Le mythe d’une optimisation technique permettant de conserver le même confort tout en divisant l’impact par 10 est une illusion.

Plus loin encore : penser la soutenabilité exige de sortir de la focalisation sur les catégories “produit” et “service”, et de reconnaître que la véritable question porte sur les pratiques, les usages, et les formes de vie acceptées collectivement.

Conclusion : une idée brillante qui demande d’être sauvée d’elle-même

L’intuition d’une économie plus servicielle est profondément juste – mais elle a été appauvrie, dépolitisée et mal comprise.

Si l’on considère le service comme une simple manière “plus intelligente” de faire la même chose, alors l’économie de services échouera : elle sera économiquement fragile, logistiquement lourde, et écologiquement décevante.

Si l’on considère le service comme un levier de transformation culturelle, redéfinissant les attentes de confort, de disponibilité, de rapidité, et intégrant la dimension morale de la transition, alors il devient un outil puissant de soutenabilité.

La thèse de Christensen est claire :

  • la soutenabilité est un processus politique, non une optimisation technique.
  • les services ne sont pas une panacée : ils ne deviennent une solution que si les individus acceptent de redéfinir ce que signifie vivre bien dans un monde contraint.
  • la véritable transition ne consiste pas à passer “du produit au service”, mais à passer de la consommation passive à la participation consciente.

Un enseignement d’autant plus nécessaire que les distinctions entre “produit” et “service”, historiquement utilisées pour structurer le débat, apparaissent désormais largement insuffisantes, comme le démontre la littérature contemporaine.

Ce cadre de référence illustre pleinement la façon dont Service&Sens appréhende les transformations servicielles : au-delà de la simple remise en cause du modèle financier (vendre des "formules") pour aller vers une coopération approfondie avec les clients et piloter le changement de culture.

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