Durabilité des modèles économiques : combien de temps un modèle fondé sur l’infini peut-il tenir dans un monde fini ?

Il y a, dans certaines industries, une question que personne n’ose formuler frontalement : combien de temps un modèle économique peut-il prospérer lorsque son moteur repose sur une croissance infinie, dans un environnement qui, lui, ne l’est pas ?
La fast-fashion n’est qu’un symptôme : ce n’est pas Shein le sujet, mais ce que Shein révèle. Et ce que tant d’autres secteurs ont tenté avant elle, du low-cost aérien au modèle freemium numérique, en passant par certaines stratégies industrielles obsédées par l’écoulement massif de volumes.
Le vrai problème n’est pas la vitesse. Il n’est même pas la technologie.
Il est la cohérence systémique : un modèle peut-il être durable lorsqu’il repose sur une logique d’extraction permanente, de ressources, d’attention, de temps, de main-d’œuvre... sans intégrer les limites physiques, sociales et économiques dans lesquelles il opère ?
Le mirage de l’infini : quand la rotation devient le cœur du business model
Toute entreprise obsédée par la baisse des prix n’optimise pas la valeur ; elle optimise la vitesse.
Et quand la vitesse devient l’axe stratégique dominant, un mécanisme implacable se met en place :
- plus les prix chutent, plus la demande devient volatile,
- plus la demande est volatile, plus il faut accélérer la rotation,
- plus la rotation augmente, plus les coûts de coordination et d’approvisionnement explosent,
- plus le système sature, plus l’entreprise dépend d’une externalisation massive (environnementale, sociale et parfois fiscale).
Ce mécanisme est parfaitement documenté dans la littérature sur les modèles économiques tournés vers le volume : la « dépendance au flux » crée une vulnérabilité structurelle. Dès que la dynamique ralentit : tensions d’approvisionnement, régulation, hausse des coûts d’énergie, pression sociétale... le modèle s’essouffle.
Et surtout, ce modèle comporte un angle mort majeur : il ne crée pas de loyauté, seulement du passage.
L’entreprise ne fidélise pas le client : elle fidélise le réflexe de remplacement.
Le paradoxe, c’est que ce type de modèle finit par entrer en concurrence… avec lui-même.
Il doit produire toujours plus pour maintenir son propre niveau de revenus, sans jamais créer un actif relationnel ou immatériel qui stabilise sa performance.
Les entreprises low-cost ont vécu ce cycle
On l’a observé dans l’aérien, la distribution, l’électronique grand public : le low-cost n’est pas un modèle d’innovation, mais un modèle d’arbitrage.
Il accumule des fragilités tout au long de la chaîne :
- dépendance accrue aux fournisseurs,
- difficulté à financer l’innovation de long terme,
- usure de la main-d’œuvre,
- exposition aux variations brutales de prix matières/énergies,
- réputation fragile, très sensible aux scandales.
Et lorsque la régulation se renforce, ces modèles doivent pivoter… contraints.
Le monde réel : un contexte fini, non négociable
Ce que les modèles basés sur l’infini ignorent souvent, c’est la physique. Pas la physique académique : la physique économique.
Un modèle fondé sur des ressources illimitées se heurte à trois limites :
1) Les limites matérielles
Les chaînes d’approvisionnement globales ont démontré leur fragilité.
Les pénuries post-Covid ont agi comme un stress-test géant : les modèles dépendants d’un flux continu à très bas coût ont été les premiers à vaciller.
2) Les limites sociales
L’opinion publique évolue. L’idée de « consommer mieux, moins souvent » progresse.
Même les jeunes générations, longtemps considérées comme le moteur de la fast-fashion, expriment une ambivalence croissante entre désir de nouveauté et culpabilité environnementale.
3) Les limites réglementaires
Taxonomie européenne, lois anti-gaspillage, droits humains dans les chaînes de valeur :
la pression normative ne cesse d’augmenter.
Dans ce contexte, ce n’est pas « produire plus vite » qui devient critique, mais produire de façon tenable, c’est-à-dire compatible avec :
- la disponibilité des matières,
- la soutenabilité sociale de la chaîne de valeur,
- les nouvelles exigences des États et des marchés.
La vitesse est un choix tactique ; la durabilité est un impératif systémique.
Les modèles économiques ne meurent pas : ils s’épuisent
Un modèle ne disparaît jamais brutalement.
Il s’étiole, puis s’effondre quand les contradictions internes deviennent trop fortes pour être compensées.
C’est exactement ce que décrivent les travaux académiques sur l’évolution des modèles produits/services, notamment dans le document fourni, qui montre comment les frontières entre produit et service deviennent floues et poussent les entreprises vers des modèles hybrides plus résilients .
Autrement dit : l’économie ne se dirige pas vers “plus de produits” ou “plus de services”, mais vers une convergence où la valeur repose davantage sur :
- la relation,
- l’usage,
- la performance dans la durée,
- la capacité à résoudre un problème plutôt qu’à vendre un objet.
C’est précisément là que la durabilité devient un avantage compétitif : non pas au sens moral, mais au sens économique.
Quand la durabilité devient un facteur de création de marge
Une entreprise qui conçoit un produit durable, réparable, assorti de services premium (maintenance, upgrade, reconditionnement, location, circularité) transforme un acte d’achat en une relation longue.
Elle n’est plus dépendante du volume :
elle crée de la valeur par l’usage, par la confiance, par la continuité.
On observe cette bascule dans de nombreux secteurs :
- l’électronique avec la progression du reconditionné,
- l’automobile avec les modèles d’abonnement logiciels et les offres de service,
- l’industrie B2B avec les contrats de performance et l’économie de fonctionnalité,
- la mode premium avec la réparation et la location généralisées.
Ces modèles ne s’essoufflent pas : ils s’enrichissent au fil du temps, car leurs revenus sont structurellement liés à l’entretien de la relation plus qu’à la répétition de l’acte d’achat.
La vraie question stratégique : que vend-on vraiment ?
Un modèle économique n’est pas défini par ce qu’il produit, mais par ce qu’il monétise.
Et c’est souvent là que les modèles fondés sur l’infini rencontrent leur limite : ils vendent des unités, pas de la valeur.
La durabilité oblige les entreprises à se poser trois questions qu’elles évitent parfois soigneusement :
1) Quelle valeur durable créons-nous ?
Un produit qui dure, qui s’entretient, qui s’améliore, qui se reconditionne : voilà un modèle qui crée des actifs intangibles forts comme la relation client, le savoir-faire, les données d’usage, l'image de marque...
2) Quel problème résolvons-nous réellement ?
Les entreprises qui croient vendre des objets passent à côté de leur véritable rôle : elles résolvent un problème d’usage.
Tout le reste n’est que support.
3) Quelle dépendance créons-nous ou subissons-nous ?
Un modèle reposant sur un flux massif et rapide subit la volatilité du marché.
Un modèle basé sur l’usage construit une dépendance mutuelle positive.
Ces trois questions paraissent simples. Elles sont redoutables.
Parce que les solutions les plus puissantes se trouvent souvent dans les questions que les entreprises ne se posent jamais : celle de la réparabilité, de la circularité, de la performance, du support, de l’économie immatérielle, du service associé… Autrement dit : tout ce qui ne génère pas de volume immédiat, mais crée de la valeur durable.
Vers une économie servicielle et résiliente
Les travaux académiques montrent depuis plus de vingt ans que l’opposition « produit vs service » est dépassée et improductive .
Les entreprises les plus résilientes sont celles qui ont compris deux choses :
- Un produit n’est qu’un vecteur de valeur, pas une finalité.
- Le service est le véritable lieu de création de marge, car il s’inscrit dans le temps.
Cette évolution n’est pas cosmétique : elle correspond à un changement structurel de l’économie mondiale, qui bascule progressivement vers des modèles hybrides (Product-Service Systems), circularité, économie de fonctionnalité et de la coopération (EFC), performance contractuelle.
Dans ces modèles :
- la durabilité n’est pas un coût,
- la maintenance devient une source de performance,
- l'obsolescence programmée est un suicide stratégique,
- le reconditionnement devient un générateur de marge,
- la relation client devient un actif immatériel central.
Le monde fini redistribue les cartes. Ceux qui l’ignorent jouent contre le temps. Ceux qui l’intègrent jouent avec l’avenir.
Le futur appartient aux entreprises capables d’intégrer la contrainte comme ressource
La contrainte n’est pas une menace ; c’est un moteur d’innovation.
Les entreprises qui intègrent la durabilité comme une donnée de conception — et non comme une obligation réglementaire — deviennent plus robustes, plus profitables et plus attractives.
Elles transforment :
- la pénurie en optimisation,
- la contrainte en créativité,
- la limite en singularité,
- la relation en actif stratégique.
C’est ce qu’ont compris les acteurs qui ont basculé vers des logiques d’usage :
ils ont déplacé le centre de gravité de la valeur.
Là où les modèles basés sur l’infini épuisent leurs ressources,
les modèles basés sur la durabilité cultivent leurs actifs.
Conclusion : la durabilité n’est pas un frein, c’est la nouvelle frontière économique
Revenir à la question initiale :
combien de temps peut tenir un modèle fondé sur l’infini dans un monde fini ?
La réponse est simple :
juste assez longtemps pour masquer ses faiblesses, mais jamais suffisamment pour garantir sa pérennité.
La durabilité n’est pas un supplément d’âme.
C’est une stratégie. Un avantage compétitif. Une assurance-vie économique.
Les modèles qui gagnent ne sont pas ceux qui produisent plus vite, mais ceux qui créent plus juste.
Dans un monde fini, la course n’est plus à l’infini : elle est à la maîtrise, à l’usage, à la relation, à la valeur réelle.
Et comme toujours, les solutions décisives se cachent exactement là où les entreprises refusent de regarder : dans les questions qu’elles n’osent pas poser.
Prêts à développer une stratégie de Croissance Servicielle ?
Êtes-vous prêts à donner un nouvel élan à votre entreprise, à travers une approche orientée Services, une relation clients singulière et fidélisante, un modèle économique disruptif et en phase avec votre politique RSE, une politique managériale adaptée à toutes les générations, une performance commerciale revisitée et durable, et/ou des coopérations clients-fournisseurs-partenaires inédites et à forte valeur ajoutée ?
Chez Service&Sens, nous sommes là pour vous guider dans le développement de votre stratégie de croissance sur mesure, en transformant chacun de vos défis en opportunités concrètes, portées par vos équipes.
Abonnez-vous à Transform'Action News, notre newsletter incontournable !
En vous abonnant, vous aurez un accès privilégié à un monde d'avantages. Tous les deux mois, nous vous partagerons des contenus exclusifs, des analyses prospectives, des actualités de l'industrie, des conseils d'experts et bien plus encore.
Rejoignez notre communauté dynamique et enrichissante dès maintenant en vous abonnant à notre newsletter.
C'est rapide, facile et gratuit. Et souvenez-vous, l'information est le pouvoir.
D'autres articles sur le même sujet

Services et soutenabilité : retour critique sur une idée séduisante mais mal comprise
Depuis une quinzaine d’années, l’idée revient avec insistance dans les milieux académiques, industriels et politiques : le passage d’une économie de produits à une économie de services serait une voie royale vers une société plus durable. Des auteurs influents comme Hawken et Lovins ont popularisé cette intuition selon laquelle la “service economy” – centrée sur l’usage plutôt que la possession – permettrait de dématérialiser l’économie et de réduire la pression environnementale. L’équation semble simple : si nous n’achetions que le “service rendu”, et non les objets eux-mêmes, l’industrie pourrait produire moins, produire mieux, et maintenir durablement les artefacts en circulation.

Aversion à la perte : le biais psychologique qui explique (presque) toutes les réactions face au changement
On parle souvent de résistance au changement lors d’innovation, d’amélioration continue, de montée en compétence. Mais sur le terrain, ce qui freine vraiment les clients… comme les équipes… c’est la peur de perdre. Un concept simple, mais redoutablement puissant : l’aversion à la perte. Nous ressentons deux à trois fois plus fort une perte qu’un gain équivalent.

10 compétences essentielles que tout leader devra maîtriser en 2026
En 2026, les meilleurs leaders seront ceux capables d’orchestrer la convergence entre machines intelligentes, équipes humaines, cultures organisationnelles et attentes clients. Évidemment, aucune entreprise ne ressemble à une autre ; impossible donc de raisonner avec un modèle de compétences « standard ». La maturité numérique, le niveau d’acculturation à l’IA et le degré d’ouverture culturelle varient selon les secteurs, les pays et parfois même entre deux départements d’une même organisation. L’enjeu sera d’évaluer cette réalité, d’identifier les besoins et d’appliquer les leviers nécessaires pour sécuriser une transformation digitale efficace, scalable et responsable. Dans cet esprit, voici les compétences que tout leader devrait maîtriser en 2026.
%20(1).jpg)
