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Les signes d’une transformation du travail se multiplient. Notre perception reste divisée entre un contrat perçu comme la norme, le salariat en CDI, et un ensemble de formes nouvelles plaçant les travailleurs dans des situations précaires.

Le travail non salarié se développe

Un salarié français sur trois n’est pas en CDI, le CDI recule devant les contrats précaires, le chômage éloigne des millions de personnes de l’emploi, et certaines ne rejoindront jamais les rangs des salariés permanents.

Le monde du travail est en pleine transformation. Un nouveau capitalisme émerge dont les contours restent encore à définir. L’échange soumission-protection qui fondait le salariat se heurte aux réalités économiques comme aux aspirations sociales.

Les innombrables formes d’activité permises par Internet, rémunérées ou non, brouillent notre perception de l’emploi : on voit des informaticiens bénévoles consacrer l’essentiel de leur temps à écrire du code pour améliorer un logiciel libre, des journalistes en herbe travailler gratuitement pour le Huffington Post et des particuliers gagner leur vie sur eBay.

On a longtemps cru, malgré la crise, que le salariat était l’avenir du travail, la forme la plus civilisée, la plus aboutie, la plus conforme à une certaine idée du progrès social. On voyait d’ailleurs chaque année le nombre de salariés progresser dans les statistiques, notamment grâce au développement économique rapide de larges régions du monde, en Asie par exemple.

D’après l’INSEE, en France, l’évolution de l’emploi non salarié est en hausse constante depuis 2000, essentiellement dans le domaine du tertiaire. Aux USA et en Grande Bretagne, ces chiffres explosent avec une croissance de 40 à 50% par rapport aux emplois salariés. Ce phénomène se retrouve partout en Europe, avec un emploi non salarié qui progresse quasiment toujours plus et plus vite que l’emploi salarié, selon Eurostat. 14% des travailleurs européens sont des indépendants selon l’OIT (Organisation Internationale du Travail).

En France, les travailleurs indépendants sont plus de 2,8 millions, soit 11,2% de l’emploi total. Ils ont en moyenne 45 ans, avec un revenu net mensuel de 2600€. A côté des 1,2 millions d’autoentrepreneurs, 70.000 personnes travaillent en portage salarial (5 fois plus qu’en 2002) et 210.000 sont des travailleurs détachés (contre 7000 en 2000).

Le marché du travail s’est diversifié au cours des vingt dernières années, rendant la situation beaucoup plus complexe et nécessitant des analyses beaucoup plus fines, avec des formes d’emploi à la périphérie du salariat traditionnel (CDD ou CDI) qui se sont multipliées.

Mais cette diversification croissante des contrats de travail ne doit pas masquer que, au sein même du CDI, une dé-standardisation des conditions de travail est intervenue, rendant caduque l’existence d’une classe de salariés « classiques », travaillant du lundi au vendredi selon des horaires fixes, une rémunération fixe et sur un lieu de travail fixe : 16 % des CDI sont à temps partiel, 15 % des salariés télé-travaillent, 48 % travaillent le samedi, 74 % des cadres perçoivent une part variable dans leur rémunération, sans parler des salariés au forfait… En fait, seuls 25 % des CDI travaillent encore selon le modèle de la journée fordiste à l’usine. Rien d’étonnant à cela, puisque la part de l’emploi ouvrier s’est réduite comme une peau de chagrin, ne représentant plus que 20 % de la population active.

C’est également la stricte séparation entre le triptyque « études-travail-retraite » qui est remise en question : les temps ne s’opposent plus forcément, mais s’imbriquent entre eux : 73 % des étudiants travaillent pour financer leurs études, 25% des 60-64 ans travaillent encore et 7 % des retraités âgés de 60 à 69 ans occupent un emploi, une proportion qui a doublé en six ans (mais qui reste très inférieure à celle des pays nordiques, de l’ordre de 35 %). De plus, il faut s’ôter de l’esprit qu’un CDI est synonyme d’une stabilité de l’emploi : plus d’un tiers des CDI sont rompus avant un an, que ce soit en raison d’une démission, d’une fin de période d’essai, d’un licenciement ou d’une rupture conventionnelle. Enfin, la pluriactivité se développe, brouillant la frontière stricte entre salariat et travail indépendant : plus de 2,3 millions de personnes en France cumulent plusieurs activités professionnelles.

Le salariat pourrait n’être qu’une parenthèse

Le salariat s’est réellement développé avec la révolution industrielle et il a connu son âge d’or pendant les Trente Glorieuses. Le nombre de non salariés chutait continuellement jusqu’au début des années 1970. Depuis, il est en constante augmentation, avec un bond de près de 26% entre 2006 et 2011.

Avant la révolution industrielle, et encore aujourd’hui dans les pays émergents, chaque individu était son propre employeur. Il avait un métier, un savoir-faire, qu’il s’agisse de produire un bien ou de fournir un service. Il le vendait à son voisin, ou l’échangeait parfois contre le bien ou le service de ce voisin.

Dans nombre de pays développés, la forme d’emploi dominante était le travail indépendant. Il existait un grand nombre de catégories de travailleurs, mais les différences s’organisaient plus autour de métiers exercés qu’autour des statuts d’emplois.

Comme le relevait le sociologue Robert Castel dans son livre « Les métamorphoses de la question sociale, chronique du salariat », ce statut a longtemps été, jusqu’au début du XXe siècle, l’apanage d’une minorité. Etre salarié, au milieu du XIXe siècle, c’était faire partie de la lie de la société.

Tout le combat de la social-démocratie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe a été celui de la défense de ces salariés, mais aussi et surtout de leur intégration à la société, leur « affiliation », via la recherche d’une troisième voie entre propriété privée et propriété collective. Un compromis entre domination d’un capitalisme écrasant la classe ouvrière et le renversement du système, prôné par la révolution prolétarienne.

Ce combat social-démocrate est passé surtout par la création progressive, durant la première moitié du XXe siècle, de ce que Robert Castel a appelé, après certains penseurs de la fin du XIXe siècle, la « propriété sociale ».

C’est-à-dire, le fait d’accorder aux travailleurs à la situation toujours incertaine, faute de patrimoine, un certain nombre de garanties, sous forme d’assurances collectives, touchant les accidents du travail, la maladie et la vieillesse. Ces garanties constituent comme des droits de propriété acquis progressivement sur la société. Avant la « propriété sociale », la sécurité tout au long d’une vie était l’apanage des seuls détenteurs de patrimoine. Comment faire face aux accidents de la vie, aux aléas de l’existence, à la vieillesse, sans « bien », sans la moindre richesse ?

« La propriété est ce qui fonde l’existence sociale parce qu’elle encastre et territorialise. »

Les libéraux purs et durs, comme Adolphe Thiers, contestaient jusqu’à la mise en place d’assurances retraite facultatives, sous forme de capitalisation. Car, qui dit assurance, dit mise en place d’un réseau de solidarité, en contradiction avec la définition libérale de la responsabilité et de la propriété, qui se veut fondée sur une base strictement individuelle.

« Le salaire assure alors des droits, donne accès à des prestations hors travail (maladies, accident, retraite) et permet une participation élargie à la vie sociale ».

En minant le salariat, devenu la caractéristique d’une économie industrielle qui serait dépassée, toutes formes de travail non salarié sapent les fondations de cet édifice patiemment bâti qu’est la propriété sociale.

Mais le salariat, organisation économique et sociale léguée par la société industrielle, stable et hiérarchisée, fait place à un monde ouvert, marqué par l’accès au savoir de centaines de millions de personnes et le foisonnement des technologies.

Le salariat correspond de moins en moins à un capitalisme post-industriel et tertiarisé, où la « production de masse » est peu à peu remplacée par la « customozation de masse ». Les entreprises ont moins besoin de salariés en travail posté, à heures fixes, mais davantage d’équipes souples, formées au gré des projets ou des évolutions des marchés.

Cette société post-salariale pose des problèmes considérables, car toutes nos garanties collectives sont nées du salariat. Certains pourront voir le développement du travail non salarié comme une forme de « régression historique », un retour au modèle dominant avant les années 1930. Mais une question à se poser n’est-elle pas de savoir si, finalement, la généralisation du salariat n’était pas qu’une exception, voire une « anomalie » dans l’histoire économique et sociale ? Le salariat ne serait-il pas « l’apanage d’une société industrielle de production de masse, de plein-emploi, dans un monde peu concurrentiel » ?

L’important est de reconnaître que, aujourd’hui, le marché du travail est devenu pluriel, que les conditions de travail se sont individualisées, que les formes d’emploi se sont diversifiées afin de répondre à la fois aux besoins des entreprises et aux attentes des individus.

A cette atomisation de l’entreprise, s’ajoute une révolution numérique. Les plateformes Internet, en facilitant la désintermédiation entre clients potentiels et ceux qui peuvent apporter un service, ont réduit l’avantage du salariat. Sur des centaines de plateformes virtuelles, les travailleurs peuvent proposer leurs bras et leurs cerveaux à des millions d’entreprises et de particuliers, localement ou à l’autre bout de la planète.

« Ni le principe du partage de ressources, ni celui de gens ordinaires devenant leurs propres patrons ne sont réellement nouveaux ; en effet, il n’y a qu’à l’époque de l’industrialisation et de la modernité occidentale que ces pratiques étaient inhabituelles », soulignait récemment le patron d’Apartager.com, Karim Goudiaby.

Alors que l’économie collaborative est donc une pratique séculaire que la technique du numérique modernise et actualise, la rendant plus efficace, pourquoi voit-on des hésitations à se tourner vers ce modèle ? Pourquoi attaquer Airbnb ou Uber, comme le font de nombreuses autorités publiques, de l’administration française au procureur général de New York, alors que la « share economy » se trouve à la pointe de la lutte contre les monopoles, et redonne du pouvoir, enfin, à la population ?

L’architecture de la protection  sociale du XXIe siècle est encore à inventer

Désormais ce que l’on nomme « l’ubérisation » de l’économie impacte le système de protection sociale, basé sur les cotisations des salariés. Protection sociale et droit du travail ne sont pas adaptés à ces nouvelles formes d’emploi.

Le travail en réseau remplace l’entreprise autarcique. L’idée démocratique alimente la revendication d’indépendance des individus, tout en poussant à la compétition. La précarité et l’exclusion peuvent être le prix à payer par ceux qui ont du mal à suivre. Il est temps d’imaginer un nouveau système de solidarité qui donnera à chacun les moyens de son autonomie.

L’objectif des pouvoirs publics et des partenaires sociaux doit être, désormais, de garantir une cohabitation de ces différentes formes d’emploi sans en diaboliser certaines, tout en organisant la protection sociale et les droits du travailleur non plus en fonction de son employeur (et de son ancienneté dans une entreprise), mais tout au long de son parcours professionnel, quel que soit son statut et son contrat de travail. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle réalité du travail, le salariat à modèle unique a vécu, car il ne répond plus aux besoins de l’économie du XXIe siècle.

A l’image du CPF (Compte professionnel de formation) qui attache un « droit » à la formation à chaque salarié, ne pourrait-on pas imaginer un « compte social unique » attaché à la personne,  quel que soit son statut, et regroupant toutes les assurances (chômage, santé, retraite, prévoyance, formation) ?

La transformation du marché de l’emploi est déjà à l’œuvre. Face à cet évident besoin d’adaptation, quelques questions attendent une réponse de toute urgence : Comment accompagner les changements de mentalité ? Comment adapter le cadre légal, social et fiscal aux évolutions rapides du monde ? A quel rythme peut-on réellement transformer le travail ?

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