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Après avoir fait sensation outre-Atlantique, l’ouvrage du neurobiologiste américain Stuart Firestein, « Les Continents de l’ignorance », est sorti en France. Rencontre avec un chercheur inspiré, qui voit dans l’ignorance un des moteurs de la science.

 

Directeur du département de biologie de l’université Columbia et membre de l’Association américaine pour l’avancement des sciences, Stuart Firestein décrit dans ce livre inspiré et souvent drôle la manière dont les scientifiques se servent de l’ignorance dans leur activité de recherche. Le propos, accessible au grand public, s’appuie sur des exemples empruntés à diverses sciences, et notamment les neurosciences, dont l’auteur est spécialiste.

 

Votre livre vante les mérites de l’ignorance, qui selon vous ne doit pas être considérée comme un « manque de connaissance », mais comme un postulat avisé et perspicace. Comment définissez-vous donc l’ignorance ?

Stuart Firestein : Je m’intéresse particulièrement à l’ignorance qui se cache derrière les faits. Pas seulement à ce que j’ignore, à savoir bien des choses, mais à ce que tout le monde ignore, c’est-à-dire bien davantage encore. C’est ce type d’ignorance qui évolue en parallèle avec la connaissance parce que chaque chose apprise ou découverte suscite de nouvelles ET de meilleures questions.

Votre livre propose-t-il une nouvelle façon de « faire de la science » ?
S. F. :
Cette façon n’est en rien nouvelle : c’est la manière dont la science a toujours procédé et avancé. Je n’invente pas une nouvelle méthode. Depuis Newton, Maxwell ou Darwin, les sciences ont toujours progressé en suscitant de meilleures questions. Mais aujourd’hui, nous l’avons oublié. La tendance est à montrer ce que l’on sait et non ce que l’on ignore. Pourtant, une telle attitude enlève à la science son attrait et sa vitalité. Le problème, c’est que les scientifiques le savent, mais que le public n’en est pas conscient. L’ignorance est devenue la chasse gardée d’une élite scientifique.

 

Stuart Firestein

Le neurobiologiste américain Stuart Firestein.

S. F. : Difficile à dire. En Amérique, on dit que « le temps, c’est de l’argent ». On manque des deux, mais cela a toujours été le cas et ce ne sont pas les éléments essentiels. Je dirais que les chercheurs doivent posséder deux qualités indispensables pour réussir : le courage et la patience. Le courage, parce qu’il leur en faut pour prendre des risques. Quitte à mettre leur carrière en péril, à renoncer à des promotions, ils doivent remettre en question les grands courants de pensée et ne pas se comporter comme des « chercheurs moyens ». Je citerai aussi la patience, parce que la science est un long processus semé d’échecs. L’échec fait partie de l’expérience et la patience permet d’en supporter les frustrations. La recherche est un métier à risques. Je m’amuse de constater qu’il existe aux États-Unis des bourses high risk, high impact. Mais n’est-ce pas la norme dans toute recherche ? Pourrait-on envisager des recherches à « faible risque, faible impact » ? Ces signes sont le symptôme d’un malaise, voire d’une maladie.

L’enseignement et la difficulté à transmettre les connaissances aux étudiants semblent avoir guidé votre réflexion. Le livre même s’ouvre sur votre difficulté à construire votre cours intitulé « Neuroscience cellulaire et moléculaire » sans donner l’impression que les scientifiques savent à peu près tout ce qu’il y a à savoir en matière de neurosciences…
S. F. : Bien que le livre s’ouvre en effet sur une question d’enseignement – comment parler de ce que nous ne savons pas, de ce qu’il nous faut encore trouver, des mystères qui demeurent de tout ce qui reste à faire ? –, je n’avais pas fait le lien avec la pédagogie des sciences de prime abord. C’est venu plus tard. Je m’en suis rendu compte à travers les questions que le livre a suscitées. Lors d’émissions de radio, en particulier celles où les auditeurs peuvent poser des questions, nombre d’interrogations émanaient de professeurs et d’enseignants en sciences en particulier. J’ai découvert que les sciences méritaient sans aucun doute une approche différente, tout particulièrement dans le cas de lycéens et de jeunes qui ne poursuivront pas d’études scientifiques.

Comment expliquez-vous un tel élan des professeurs ?
S. F. : Je pense qu’il s’agit en effet d’une des questions les plus délicates qui se posent aujourd’hui à des sociétés scientifiques telles que la nôtre. Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de savoir si nous produisons assez de scientifiques, mais je pense que ce qui est plus important encore, c’est que le public conserve une certaine ingénuité vis-à-vis de la science et de son fonctionnement. Le vrai problème, c’est que les enfants aiment les sciences dans les classes primaires, alors que moins de 5 % d’entre eux poursuivront dans cette voie.

La science, c’est ce que l’on ignore, plutôt qu’une compilation de faits établis.

Leur enseigner que la science est un grimoire à mémoriser n’est pas la bonne méthode. Je travaille actuellement à une édition de L’Ignorance destinée à accompagner les fastidieux manuels scolaires pendant les cours de science dispensés aux adolescents de 15 à 18 ans. Cet ouvrage leur enseignera que la science, c’est ce que l’on ignore, plutôt qu’une compilation de faits établis, qu’ils peuvent d’ailleurs vérifier par eux-mêmes sur Google ou sur Wikipédia.

Vous travaillez aussi sur un autre livre dans lequel vous vous attaquez, après l’ignorance, aux erreurs comme source de fécondité scientifique…
S. F. : En effet. Je suis en train de rédiger un autre ouvrage qui fera la part belle à ces réflexions. Ce livre s’intitulera L’Erreur. Les erreurs jouent en effet un rôle fondamental en science, mais elles ne sont jamais publiées. Pourtant, on tire souvent plus de leçons d’une erreur que d’un résultat d’expérience concluant. Plus encore, je veux m’attaquer à ce que j’appelle « le mythe de l’arche de la découverte », cette idée selon laquelle, depuis Newton, nous progresserions pas à pas, de façon continue. Or la réalité est toute autre. Nos avancées scientifiques sont faites de périodes de calme plat, de retours en arrière et de confusion. Ces épisodes de l’histoire scientifique ne sont jamais racontés.

Pouvez-vous nous en fournir un exemple ?
S. F. : Prenons celui de la circulation du sang. Combien de temps a-t-il fallu pour déterminer les lois qui la régissent ? Pas moins de six ou sept siècles ! En l’an 100 de notre ère, Galien a peut-être été le premier à s’intéresser au sang et à son rôle. Au Moyen-Âge, d’autres anatomistes se sont penchés sur ce phénomène, mais il a fallu attendre Harvey, au XVIIe siècle, pour comprendre enfin le mécanisme de la circulation du sang ! Pendant deux cents ans, en effet, on a cru que les battements du cœur correspondaient au moment où il se remplit de sang, et non l’inverse ! Ce raisonnement était d’ailleurs parfaitement logique, puisque le cœur se dilate en se remplissant : on en a donc conclu qu’il cognait contre la cage thoracique, provoquant un battement audible. À l’inverse, le pompage du sang vers l’organisme n’était pas considéré comme une phase active. Voilà qui nous ramène à l’éducation.

Pensez-vous qu’enseigner l’histoire des sciences nous permettrait d’avoir une vision plus juste de la façon dont les sciences progressent ?
S. F. :  À mon avis, cela ne fait aucun doute. Pourtant, la plupart des professeurs vous répondront qu’il y a trop à apprendre et pas assez de temps pour enseigner l’histoire et la philosophie de la science. En même temps, nous disons vouloir développer un esprit critique chez nos étudiants, leur permettre de distinguer vraie et fausse science et de comprendre le rôle complexe de l’autorité. Mais nous n’y parviendrons pas en nous contentant de mémoriser des faits et de caser des nombres dans des équations. Nous devons par conséquent prendre des décisions difficiles et faire en sorte de laisser un peu de place à l’histoire et à la philosophie des sciences. Il est important de décrire « l’état d’ignorance », sorte de négatif de l’état des connaissances, au moment où certaines découvertes ont été faites. Connaître ce contexte est essentiel pour exercer l’esprit critique auquel chacun vous invite sans pour autant vous donner le temps ni les moyens de l’exercer !

Comment décririez-vous cet état d’ignorance ?
S. F. :  Lorsque j’étais étudiant en licence, j’ai lu un petit livre très amusant sur le monde élisabéthain, rédigé par un érudit du nom de E. M. W. Tillyard. Le livre, qui m’avait marqué, traitait de Shakespeare. Il expliquait que le meilleur moyen de comprendre le dramaturge anglais était de comprendre la culture et l’environnement médiévaux dans lesquels il évoluait. Ces éléments ne nous sont pas transmis par les pièces de Shakespeare qui, par définition, n’explicite pas ce qu’il sait et que son audience connaît de l’époque. Le seul fait de savoir que Shakespeare n’éprouvait pas le besoin d’exprimer ce qu’il savait et ce que savaient aussi les spectateurs de ses pièces nous incite à regarder ce qui est dans l’ombre.

Transposée au domaine scientifique, cela signifie que nous devons nous interroger sur ce qui nous semble évident aujourd’hui. Par exemple, comment savons-nous que la terre tourne sur elle-même (et à quelle vitesse) ? J’ai posé cette question à de nombreuses audiences au cours des deux dernières années. En général, personne ne peut y répondre… Moi non plus d’ailleurs ! La réponse est que le pendule de Foucault, désormais au Panthéon, a été la première démonstration empirique de la rotation de la Terre. Jusqu’alors, il ne s’agissait que de déductions astronomiques. Personnellement, j’éprouve une grande admiration devant les savants qui ne possédaient que peu de connaissances mais ont dû imaginer toutes sortes d’options et de possibilités – de Copernic à Kepler et de Galilée à Einstein et Faraday. Sans parler de la biologie, où Ramon y Cajal et ses disciples en neurosciences ont compris que les neurones étaient des cellules et non des réseaux. C’est en recouvrant cet « état d’ignorance » que j’encourage les chercheurs et les étudiants à conserver l’ouverture d’esprit nécessaire pour explorer des territoires inconnus.

Entretien de Louise Lis pour le Journal du CNRS, Avril 2014.

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