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Les tenants de l’entreprise libérée proposent de supprimer des échelons hiérarchiques pour favoriser l’autogestion des employés.

En novembre 2015, l’émission Capital de M6 proposait un reportage sur les nouvelles formes d’organisation à travers les exemples d’un géant, Michelin, et de deux PME/TPE de 35 personnes. Si le reportage analyse bien les transformations de ces entreprises, il y a un vrai problème : nous ne sommes pas confrontés à cette nouvelle vague de fond de transformation de nos organisations dont nous parlent depuis le printemps 2015 les promoteurs de l’entreprise libérée.

Révolution managériale et organisationnelle ?

Michelin a réduit ses lignes hiérarchiques en donnant plus de responsabilités aux divers échelons restants. On pourrait parler de nouvelle forme d’organisation (Michelin ne semblant pas par ailleurs se définir comme une entreprise libérée) si le nombre de lignes hiérarchiques présentées où la nature des responsabilités données était en décalage avec ce qui se fait ailleurs dans les bonnes pratiques du monde industriel. Or il n’en est rien. Je ne retiendrai ici que l’exemple d’un autre géant français Danone dans une usine de son ex-branche biscuits, ayant également réduit ses lignes hiérarchiques, réorganisé les ateliers en pôles, faisant évoluer l’agent de maîtrise vers un rôle de patron de PME.

L’ouvrier sur ligne voit ses compétences augmentées avec une mission d’opérateur régleur. Qui d’autre que lui sait comment ajuster sa machine ? Les ouvriers s’organisent entre eux sur l’affectation des postes, des pauses. Ils sont en mode collaboratif pour améliorer la performance de leurs lignes. Un atelier de week-end fonctionne en totale autonomie. Révolution managériale et organisationnelle ? Oui sans aucun doute, mais c’était il y a 25 ans ! Nos industries françaises ne sont pas à la traîne de nos voisins anglo-saxons comme voudrait le faire croire le french bashing actuel.

Des effets pervers ?

Le reportage met également un focus sur ces deux entreprises flirtant entre la TPE et la PME et montre des ateliers de 3 ou 4 personnes. Quel besoin d’ajouter un encadrement ? Les TPE sont par nature organiques et n’ont pas à avoir de structure hiérarchique et donc n’ont pas à être libérées. Ou alors dans ce cas nous avons en France des centaines de milliers d’entreprises libérées. Elles ont effectivement amélioré la satisfaction de leurs clients, mais encore une fois c’est le lot de milliers d’entreprises en France.

Continuons avec cette société sur le marché de l’IT et son « 0 manager », titre pour le moins surprenant proposé pour un atelier organisé par une association faisant la promotion des nouvelles organisations. L’entreprise faisant par ailleurs un très bon travail collaboratif a dans les faits un taux d’encadrement presque 3 fois supérieur au géant de son marché. S’il y a innovation managériale, ce pourrait être effectivement en ayant démultiplié l’encadrement, soit le strict inverse de la philosophie prônée par ce courant.

Ou encore cette société de sécurité s’étant déclarée libérée en octobre dernier alors que les particularités de ce marché font qu’il est juste impossible d’y libérer une entreprise : c’est un des rares métiers où l’engagement des salariés ne peut créer de productivité, les structures hiérarchiques sont figées contractuellement avec les clients, un contrôle strict des heures travaillées est nécessaire en raison de marges très faibles. On pourrait continuer cette liste à la Prévert avec les mêmes constats.

Ces sociétés ne proposent pas de réelles innovations managériales, certaines sont dans les faits à l’opposé de ce concept, d’autres ne peuvent être libérées ou au contraire le sont forcément par nature en raison de leur taille. Pourquoi sont-elles malgré tout légitimes à se revendiquer de la marque déposée entreprise libérée ?

La version « happy »

Nous sommes ici dans ce qu’on pourrait appeler l’auberge espagnole du management. Tout le monde peut entrer, il suffit de se déclarer libéré. C’est un système gagnant/gagnant. La PME bénéficie d’une visibilité commerciale avec un logo libre d’utilisation et améliore en même temps sa marque employeur. Du côté des promoteurs de l’entreprise libérée, cela permet d’entretenir le buzz d’une vague de fond vers la libération. C’est surtout pour ces derniers un moyen d’accéder au marché des PME en s’appuyant sur une marque en vogue, proposant aux prospects un nombre d’entreprises de plus en plus libérées…

L’offre-conseil semble s’appuyer sur le bien-être/collaboratif et la promesse d’une performance future forcément certaine, puisque nous sommes censés être dans la révolution managériale du XXIe siècle. Ce courant « happy » c’est surtout la vitrine de l’entreprise libérée. On communique sur les réseaux sociaux, les journaux régionaux voient à juste raison l’opportunité de mettre en avant des initiatives d’entreprises locales.

Les grands médias en font logiquement l’écho, rencontrant un succès populaire d’un public en recherche de sens et de reconnaissance au travail. Où se situe donc le problème si tout le monde semble satisfait ? Les journalistes sur différents reportages ont malgré tout laissé un goût doux amer aux promoteurs de l’entreprise libérée en regardant un instant sous la surface de ce qui était en fait la partie émergée de l’iceberg.

La version « cost killing »

L’entreprise libérée, c’est un concept basé sur l’inutilité du management intermédiaire et des fonctions supports, symbolisé par l’expérience française de Favi. On pourrait parler de courant Zobristien  si Jean-François Zobrist, dirigeant historique de cette fonderie ne s’était toujours défini qu’en simple témoin. D’autres ont fait de son témoignage un dogme, stigmatisant les managers et les RH. N’ayant pas de business model réel associé, ce courant s’est transformé en cost killing ciblé sur une population désignée coupable des maux de nos entreprises.

Cette réduction de ligne hiérarchique semble celle de trop. Elle se légitime sur l’engagement du salarié et se traduit en fait sur la durée par un sur engagement, l’entreprise ayant perdu entre autres le rôle de régulation des managers. Ce sur-engagement a pour conséquence des risques de burn-out et de stress. On a remplacé un modèle managérial par un autre. Une seule constante reste, la souffrance des salariés. L’entreprise libérée aurait-elle donc 2 visages, le côté promotionnel « happy » et le côté « back to business » proposant les recettes habituelles de consulting ? Il y a une 3e face, la plus sombre, et pas simplement en raison de l’opacité des informations communiquées par ces entreprises.

Le côté sombre

Ce visage de l’entreprise libérée c’est celui qui va au-delà de la énième ligne hiérarchique. C’est en théorie la vision la plus conceptuelle de l’entreprise libérée, celle d’une philosophie qui fait écrire les divers experts, mettant en avant non pas une révolution managériale (étant donnée la poignée d’entreprises concernées), mais une théorie managériale. C’est la caution intellectuelle de ce courant.

Les experts en titre écrivent des livres et les autres commentent sur les réseaux sociaux participant activement au buzz. Il est difficile de dénombrer ces entreprises, elles communiquent peu, les rares le faisant dans un story telling proposant une vision idyllique qui semble loin de la réalité de ce que les salariés vivent. Ces initiatives questionnent d’une part en raison de l’opacité des informations transmises et de l’autre de premiers témoignages (voire de procès en cours) où il serait question pour certaines de risque de dérives sectaires.

Ces trois aspects de l’entreprise libérée semblent s’ignorer ostensiblement tout en se complétant parfaitement. Chacun se revendiquant de cette marque s’approprie le côté positif des autres : la force médiatique du 1er, l’impact sur le compte de résultat du deuxième, la caution intellectuelle du dernier. Peut-on utiliser la marque déposée entreprise libérée en continuant d’en ignorer les conséquences ? Il reste une réalité, l’entreprise libérée, quelle que soit la face utilisée, n’apporte aucune réponse à la question initiale posée.

Un moyen plutôt qu’une vision

Comment remettre l’Homme au coeur de l’entreprise ? C’est tout autant un enjeu sociétal qu’économique face à un modèle taylorien à bout de souffle. Il n’y a pas de concept universel comme a tenté de faire croire cette mode. L’urgence dans les grands groupes financiarisés, étouffés par le management par les process, le tout contrôle, est avant même la reconnaissance de l’Homme, l’existence même de celui-ci dans l’entreprise. Les 30 dernières années ont conduit à son exclusion tout autant physique que virtuelle.

L’Homme a disparu au profit des best practices, des standards, devenant au mieux interchangeable. Être considéré pour ce qu’il apporte plus que ce qu’il exécute est sans doute une des voies à explorer. Le changement de paradigme est total. Le paradoxe, c’est que le défi devra sans doute être porté par ceux qui ont été stigmatisés durant cette année 2015 : la fonction RH et les managers. C’est à la mesure de ce qu’on peut et doit attendre d’eux.

Ce courant a eu le mérite de mettre en avant les PME. Elles ont leurs spécificités, leurs propres leviers de performance. L’Homme y est souvent présent, et représente déjà un levier de performance. On leur a fait croire au début de ce courant que l’autogestion des salariés créait de l’innovation produit. Aujourd’hui, la vision stratégique se résume à libérer des énergies qui sont déjà en grande partie disponibles. On propose une équation simpliste bien-être/collaboration/responsabilisation =performance. Au mieux ce n’est un moyen en aucun cas une vision. Les leviers sont ailleurs.

 

Source : Loic Le Morlec, publié sur Lesechos.fr

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