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Le mode d’organisation de l’entreprise libérée est celui qui allie au mieux l’esprit de coopération avec celui de liberté et d’initiative. Les vertus de cette alliance constituent aussi son message principal. Ce sont les témoignages qu’apportent Michel Hervé et Margaret Hefferman, grands témoins du MOOC Innovation managériale.

Plus je poursuis ma recherche sur l’entreprise libérée et plus cette appellation me parait justifiée, centrale, incontournable. Si l’entreprise hiérarchique n’est pas un bagne, son principe de base est celui de la soumission à l’autorité hiérarchique. Avec l’entreprise libérée, ce principe est complètement remis en question. Chaque employé est supposé libre de prendre des initiatives qu’il estime bonnes pour l’entreprise, de les proposer aux personnes concernées et impactées, de les faire entrer dans la réalité des pratiques et du fonctionnement de l’entreprise.

Devenir de plus en plus libre, cela devrait être le principal cheminement intérieur que l’on propose aux employés d’une entreprise qui s’engagerait sur la voie de la libération.

De l’importance de la liberté

Michel Hervé est le Président du groupe Hervé (2 750 salariés, CA = 485 M€), groupe dont le moteur est la recherche de solutions originales dans les domaines de l’énergie, de certaines spécialités industrielles et des infrastructures numériques, solutions conçues avec et pour le client. Cette organisation fonctionne grâce à la plus large autonomie accordée aux employés

Dans une vidéo du MOOC innovation managériale intitulée « De l’importance de la liberté », il délivre un message qui lui vient de son enfance. Né aux lendemains de la 2e Guerre mondiale, il voit au cinéma les images des camps d’extermination nazis. Plus tard, il écoute les voix de philosophes dénonçant la torture pratiquée lors de la guerre d’Algérie. Enfin, il entend la thèse de la philosophe politique Hannah Arendt sur la banalisation du mal.

Michel Hervé en conclut : « Le fait de ne pas être libre, d’être obéissant, est un danger pour l’humanité. Il faut que je sois libre et il faut que les autres aussi soient libres parce que, à chaque fois qu’ils sont dans des conditions d’obéissance, ils peuvent faire des choses atroces au nom de leur chef ».

L’exigence de liberté, il la proclame donc dans le but d’éviter un problème sérieux, problème dans lequel sombrent hélas de nombreuses entreprises aujourd’hui. Dans celles-ci des comportements inhumains apparaissent au nom d’ordres généralement non explicites, mais exprimés sous la forme laconique du « débrouille-toi », lequel autorise toutes les licences.

A l’inverse, l’entreprise qui porte haut l’exigence de liberté en est récompensée. Puisque les employés ne peuvent plus se permettre de solliciter l’autorité qu’exceptionnellement, ils se consultent entre eux et ils déterminent ensemble les solutions aux problèmes qui se posent à eux. C’est ce que Michel Hervé appelle l’organisation concertative. Celle-ci favorise à son tour le développement d’une culture du respect.

Je voudrais rappeler que dans l’entreprise hiérarchique la compétition est intense pour s’élever dans la hiérarchie. Cette compétition favorise-t-elle les objectifs de l’entreprise, sa raison d’être, les valeurs qu’elle défend ? Ce serait bien étrange car elle implique de rabaisser les autres pour apparaître soi-même meilleur. Or ces autres constituent aussi des forces sur lesquels l’entreprise compte. Comment peut-on servir l’entreprise en démolissant ses ressources et en semant autour de soi la démotivation, en fin de compte ?

Des organisations qui poussent les salariés à « se battre entre eux »

C’est un dévoiement de la notion de compétition qui est à l’œuvre ici. La compétition est valorisée dans le corps social en raison des vertus de la concurrence entre les entreprises sur un marché. Si celle-ci est loyale, elle est constructive, car elle profite au client et qu’elle favorise l’innovation. En tout cas sa disparition conduit généralement l’entreprise qui en « bénéficie » – devenue par là-même monopole – à l’inflation bureaucratique laquelle annonce sa propre disparition par effondrement sous son propre poids.

A l’intérieur de l’entreprise cependant, construire l’organisation autour de luttes internes est une forme d’autodestruction. Ce mode d’organisation est à remplacer par celui qui allierait au mieux l’esprit de coopération avec celui de liberté et d’initiative. C’est du moins le message principal de l’entreprise libérée.

Au sujet de l’esprit de coopération, je recommande vivement le TED de Margaret Hefferman – une entrepreneuse américaine – cité dans le MOOC innovation managériale : « Why it’s time to forget the pecking order ? »

Dans cette causerie, Margaret Hefferman plaide pour l’abandon des luttes internes au travail. Pecking, c’est un peu plus que la prise de bec, c’est vraiment l’utilisation de son bec par un oiseau comme d’une arme. Pecking order, c’est donc l’organisation dans laquelle les employés se battent entre eux.

Margaret Hefferman cite l’exemple d’une recherche en évolution biologique portant sur des poules pondeuses. Lorsque l’évolution est construite au moyen de la sélection des meilleures pondeuses – les « super-poules » – au bout de six générations, il y a très peu de survivantes, car les super-poules se sont entretuées. Si à l’inverse, on laisse les poules poursuivre leur évolution naturellement, la basse-cour est de plus en plus productive, au fil des générations, même si les performances de chaque poule sont variables.

Elle cite d’autres expériences qui démontrent la supériorité des groupes capables d’attention à l’autre et d’entraide. C’est ce qu’elle nomme le développement d’un capital social, lequel augmente au fur et à mesure qu’on le dépense … C’est un développement qui prend du temps, le temps que les personnes se connaissent entre elles de mieux en mieux, s’apprécient et développent un fort sentiment d’appartenance au groupe.

Méditant sur ces leçons, je ne peux m’empêcher de penser à la compétition qui fait rage en ce moment dans les entreprises voulant toutes s’assurer la collaboration de « talents ». C’est le modèle de la super-poule qui est mis en œuvre. Il faut séduire par tous les moyens la mal nommée « génération Y ».

J’oppose à cette triste réalité le discours d’Isaac Getz : « L’entreprise libérée repose sur l’idée que l’homme est digne de confiance, que chacun a des dons, que chacun aspire à s’auto-diriger plutôt que d’être dirigé ».

La libération de l’entreprise suppose de surmonter difficultés et malentendus. Cela repose encore essentiellement sur les épaules de chefs d’entreprise libérateurs déterminés. Grâce à eux, le projet de libération d’une entreprise sera de moins en moins ardu, jusqu’au jour où il ira de soi. Le MOOC Innovation Managériale a fourni un temps de parole non négligeable à l’idée de difficulté.

Cela partait d’un bon sentiment sans doute, qui dirait : « Il ne faut pas vendre de l’illusion, soyons clairs auprès de nos étudiants sur tout ce qu’il leur faudra franchir lorsque leur entreprise s’y mettra ».

Louable honnêteté intellectuelle, mais préservons le rêve et encourageons sa prolifération.

Ne pas vendre d’illusion

Après tout le message de l’entreprise libérée s’appuie sur de magnifiques réalisations, chefs d’œuvre d’entrepreneurs exemplaires. Leur effectif s’accroît en permanence et, le moment venu, ils prennent la parole. Ainsi, je recommande l’interview donnée par Stanislas Desjonquères à l’Association pour le Progrès du Management (APM) :

Il parle de la libération de Biose, une entreprise biotech située à Aurillac, dont il est le dirigeant. Le ton est exceptionnellement libre et clair. Je signale aussi que son exemple représente un certain progrès dans l’innovation managériale : commencée en 2014, la libération de son entreprise parvient deux ans plus tard à un stade tel que son chef d’entreprise peut en parler publiquement. Ses prédécesseurs disaient que le processus de libération durait trois ans au minimum.

Stanislas Desjonquères parle des managers qui ont franchi ce pas avec lui, pour évoquer leur plaisir de s’être remis à exercer leur métier, une fois libérés du devoir de donner des ordres et de contrôler leur bonne exécution.

Oui, il a franchi des obstacles. Il en décrit certains et on en devine d’autres, derrière la force de son expression et son caractère assumé, comme s’il était encore sur le front.

Eviter les conceptions simplistes de la liberté

En l’écoutant, je me suis pris à penser que certains procédés de la libération qui proviennent du travail de Frédéric Laloux (Reinventing Organizations, chez Diateino) auraient pu l’aider.

Il est vrai que la métaphysique, qui introduit ce travail, le dessert. La science arrive en 2e partie de l’ouvrage, une science qui ne se sert pas de ce qui a précédé : l’auteur identifie des lois et des principes à la suite de sa minutieuse observation d’entreprises s’étant « réinventées ».

Cette science devrait être préservée et appliquée. Je pense notamment à ce que Frédéric Laloux appelle advice process  (processus de consultation) : une personne peut prendre une décision pour peu qu’elle ait demandé l’avis de toutes les personnes concernées et de toutes les personnes impactées par la décision. Cela n’implique pas que cette personne soit tenue de respecter les avis ainsi recueillis. Il lui suffit de pouvoir faire état de son respect du processus.

Stanislas Desjonquères décrit une difficulté à laquelle il a été confronté : un membre d’une équipe travaillant en brigade avec quatre autres excipe de sa liberté pour déclarer qu’il se met en vacances pour trois jours. Bien sûr, cela mettrait en panne toute l’équipe, voire toute la chaîne de production. Cet employé adresse néanmoins son exigence au chef d’entreprise.

Celui-ci vit alors un grand moment de solitude…

La solitude du chef d’entreprise libérateur

Cette conception simpliste de la liberté aurait-elle résisté longtemps si le membre de cette équipe s’était soumis au processus de consultation ? De lier la liberté d’initiative au respect de ce processus, cela favorise donc le lâcher-prise du dirigeant, me semble-t- il.

Isaac Getz nous apprend (conférence du 15 mars 2013 à la Gaîté Lyrique, voir la vidéo ci-dessous) que les chefs d’entreprise libérateurs franchissent généralement comme premier obstacle celui du regard de leurs proches et plus généralement, de leurs relations. Tous leur renvoient – parait-il – une seule et même idée, désarmante par sa simplicité : « Tu vas droit dans le mur ». C’est d’abord leur compagne, puis leurs amis, leur comptable, leur banquier et tutti quanti qui enchaînent avec une belle unanimité cette forte pensée. Des premières consultations qu’ils mènent au sein de l’entreprise, ces aspirants chefs d’entreprise libérateurs s’aperçoivent aussi que l’idée ne fait pas que des heureux.

Le chef d’entreprise libérateur est donc amené à remodeler son club de vie, expression qui cache mal la tragédie personnelle que cela peut représenter : renoncer à des amitiés, parfois fort anciennes, laisser partir des collaborateurs, parfois de ceux qui ont construit l’entreprise à ses côtés. Une certaine force morale est nécessaire. Une certaine habileté aussi, afin de conserver dans la durée la confiance des actionnaires.

En sera-t- il toujours ainsi ?

Dans un excellent article, Yves Cavarec relaie les opinions d’Alexandre Gérard et d’Isaac Getz lorsqu’ils expriment leur conviction que dès qu’une masse critique sera atteinte, la décision de libérer une entreprise sera moins difficile à prendre pour un dirigeant : le mouvement sera alors enclenché.

Les pionniers de l’entreprise libérée sont des êtres résistants et frugaux, en ce sens que quelques idées simples leur suffisent. Grâce à eux, cette nouvelle science de l’entreprise se développe et elle se précise. Elle pourra être appliquée ensuite par des dirigeants moins résistants, ou moins charismatiques, car ces derniers pourront s’appuyer sur un acquis de plus en plus important.

Les forces d’opposition à l’innovation

C’est ainsi que se répandent habituellement les innovations. Je pense que deux forces s’opposent à l’innovation radicale que constitue la suppression complète du pouvoir hiérarchique :

  • la réforme. De nombreuses entreprises parviennent à faire reculer la démotivation en adoptant l’un ou l’autre des ingrédients de la libération, sans pour autant aller jusqu’au bout de sa logique. Elles mettent en œuvre un cocktail de mesures constitué d’une sélection parmi : faire un peu plus confiance ; déléguer davantage ; fournir des services aux employés ; aménager des locaux avenants ; offrir des formations ; s’efforcer que certains trouvent un sens à ce qu’ils font.
    Voir le classement Happy at work. Notons que les chiffres de cette enquête sur la satisfaction des salariés sont en contradiction frontale avec les enquêtes de Gallup sur la démotivation, ce qui conduit à les considérer avec une certaine réserve. De plus le journal traduit les termes de l’enquête : « Les salariés ont une opinion favorable de leur société » par : « Les Français sont heureux au travail » (sic).
    Nous pouvons néanmoins admettre que la réforme aboutit à certains résultats, même si elle ne touche pas à la réalité du pouvoir : celui-ci reste distribué par un centre à une hiérarchie pyramidale, laquelle entretient une bureaucratie.
  • la transformation progressive de l’exercice du pouvoir en un métier. De plus en plus de managers ne se définissent plus que par cet exercice. Ils s’éloignent ainsi d’une vision constructive de la relation entre êtres humains et ils se vivent comme étant dépositaires d’une vision et d’une compréhension « supérieures » à celle des autres mortels. Leur pouvoir et son accroissement deviennent leur raison d’être, bien qu’il ne constitue la raison d’être d’aucune entreprise.

Si elles retardent l’une et l’autre la libération de l’entreprise, ces deux forces sont opposées entre elles. Le jeu est donc plus complexe qu’il n’y parait. Ces forces cherchent tout simplement à maintenir l’entreprise dans une sorte de statu quo, tout en masquant son principal problème.

Finalement, il serait stérile de s’attaquer frontalement à de telles forces. L’intérêt de l’entreprise est mieux servi par le projet de libération. Il est donc bien plus exaltant de faire avancer le rêve et de rester enchanté par des visions telles que la liberté, l’initiative, la coopération et l’idée du bonheur au travail.

 

 - Zevillage.net 2016

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