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Intelligence artificielle : le transhumanisme est narcissique. Visons l’hyperhumanisme…

Récemment, des scientifiques et des dirigeants d’entreprises influents déclaraient publiquement que l’intelligence artificielle (IA) constituait l’une des pires menaces pour l’humanité. C’est en tous les cas le point de vue de l’astrophysicien Stephen Hawking, du fondateur de Microsoft, Bill Gates, ou encore d’Elon Musk, cofondateur de Tesla Motors et de SpaceX.

Atteint de la maladie de Charcot (dystrophie neuromusculaire) Stephen Hawking, qui communique pourtant avec le monde extérieur grâce à un ordinateur synthétiseur de voix, actionné par le mouvement de ses yeux, explique que l’IA risque de conduire l’humanité à sa perte parce que les ordinateurs et les robots devenus plus intelligents que l’Homme finiront par le réduire à l’esclavage. Même discours alarmiste du côté du fondateur de Microsoft, qui dénonce lui aussi le danger de domination de l’IA sur l’humanité. Quant au créateur de la Tesla électrique ou du nuage de satellites qui donnera au monde entier l’accès Internet, il subventionne l’Institute for the Future of Life (l’Institut pour le futur de la vie) à coups de millions de dollars pour qu’il trouve le moyen de contrôler, voire de stopper, l’IA et les robots intelligents.

De nouvelles dimensions plutôt qu’une domination

Une erreur souvent commise, notamment par les personnalités citées précédemment, est de comparer la vitesse de l’évolution exponentielle des ordinateurs, réseaux neuronaux et robots, à celle des mutations des neurones du cerveau, qui, elle, serait linéaire. On retrouve la célèbre divergence temporelle entre progression géométrique et progression arithmétique que Malthus avait déjà signalée en comparant la vitesse de l’évolution démographique conduisant à la surpopulation et celle de la capacité de l’humanité à produire suffisamment de nourriture pour sa survie.

Pourtant, une étude approfondie des tendances technico-sociétales suggère que l’intelligence de nos cerveaux, interconnectés en symbiose avec les robots, l’IA et les réseaux numériques, est en train d’évoluer simultanément et à une vitesse exponentielle. Un processus qui pourrait ouvrir de nouvelles dimensions, encore inconnues du cerveau humain, plutôt que de conduire à sa domination. Si nous parvenons, bien entendu, à assurer la complémentarité IA/ cerveaux humains interconnectés

Le mythe de Frankenstein

La première de nos grandes peurs relève du biologique et de l’humain : nous craignons que les créations humaines ne se retournent contre l’Homme. C’est le mythe de Frankenstein. La deuxième peur est liée à la destruction des emplois. Si les robots remplacent progressivement les métiers les moins qualifiés et si la qualité du travail fourni par l’intelligence artificielle peut rivaliser avec des médecins, juristes, journalistes, enseignants… que restera-t-il aux êtres humains ? D’où cette troisième grande peur : la fin du travail. Créateur de lien social, fondement même de la vie en société et du sens de la vie pour beaucoup, le travail, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est menacé.

Cette question philosophique et éthique du travail se pose depuis l’origine de l’humanité. Les robots et, plus largement, la robotique, n’échappent pas à ces questionnements. L’Homme s’est toujours méfié des robots, sauf dans certaines cultures orientales. Au Japon, par exemple, les robots sont considérés comme des assistants essentiels à l’évolution de l’humanité. Comme pour les robots, « Intelligence artificielle » associe deux mots en apparente contradiction avec l’ »intelligence naturelle ». Comment l’intelligence, fonction primordiale de nos cerveaux humains pourrait-elle être créée de toute pièce ? Une formule « contre nature », qui provoque le rejet.

Ordinateurs et robots développent déjà des capacités d’apprentissage grâce à toutes les informations disponibles sur les réseaux (le Big Data). Les machines intelligentes apprennent ainsi comment fonctionne le monde autour d’elles, comment interagir avec les êtres vivants (humains et animaux). On peut imaginer que ces robots intelligents soient un jour dotés de sensibilité, d’empathie, de capacité d’abstraction, voire d’intuition… Qualités jusque-là réservées aux êtres vivants.

Doit-on craindre ces créatures « humanoïdes » ? Il faut moins craindre l’intelligence artificielle que la stupidité naturelle… En d’autres termes, l’éducation et la formation des humains sont primordiales, autant qu’il est nécessaire « d’éduquer » les robots en parallèle.

Des peurs irrationnelles, quasi-religieuses

À trop personnaliser l’Intelligence artificielle ou le Big Data, on fabrique une sorte de mythe quasi-religieux. On retrouve là les vieilles notions de fin du monde, d’apocalypse et de jugement dernier…La notion de « singularité » chère à Ray Kurzweil a des relents de sacré, de « divinité ». Il y a une vision panthéiste dans l’Intelligence artificielle et la singularité. Or l’intelligence artificielle est encore peu développée. La loi de Moore ne s’applique pas à l’IA. On est loin des algorithmes qui soient capables de sentir, d’avoir de l’intuition, de prendre des décisions éclairées, d’avoir les outils physiques pour menacer les hommes.

Les adeptes du transhumanisme pensent avoir trouvé la parade au dépassement de l’Homme par l’IA en créant des surhommes et une supra-intelligence individuelle. En cinq décennies, on a vu ainsi émerger les théories du transhumanisme, avec une accélération au XXIe siècle. Ce mot a été créé en 1957 par Julian Huxley, frère d’Aldous, auteur du livre « Le meilleur des mondes ». En 1998 a été créé le WTA (World Transhumanist Association) conduisant à une véritable déclaration des « droits transhumanistes » publiée sur internet.

Le transhumanisme est-il un humanisme ? 

Le transhumanisme considérant l’amélioration par la transformation individuelle, conduit-il à une impasse en se concentrant sur l’individu ? Le transhumain n’ouvre-t-il pas la voix à l’inhumain ? Et surtout, le transhumanisme est-il un humanisme ? Rappelons qu’on désigne par humanisme toute pensée qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l’être humain. L’humanisme repose sur la capacité à déterminer le bien et le mal en se fondant sur des qualités humaines universelles, en particulier la rationalité. C’est l’affirmation de la dignité et de la valeur de tous les individus. C’est la raison pour laquelle on peut douter du caractère humaniste du transhumanisme qui apparaît plutôt comme une démarche élitiste, égoïste et narcissique.

Élitiste, parce que les transformations prévues sur le corps ou le cerveau sont réservées à quelques privilégiés disposant de moyens financiers, leur permettant d’intégrer de nouvelles capacités ou de subir des modifications.

Égoïste, parce que tout ce qui vient de la nature doit retourner à la nature. Dans tous les aspects de l’évolution, on constate que la vie et la mort sont indissociables et indispensables l’une à l’autre.

Narcissique parce que la quête d’immortalité risque de conduire à un monde de conflit entre les jeunes générations et les anciennes en compétition pour l’accès aux ressources et au pouvoir. On verrait surgir la suprématie des surhommes sur les sous-hommes, des Alphas sur les Gammas…Si la tentation de la domination d’une caste sur une autre et de l’eugénisme ne sont jamais loin, on se doit de respecter les avancées transhumanistes car elles peuvent mener, grâce à une réflexion philosophique critique et constructive, à repousser les limites du corps humain, à allonger l’espérance de vie et contribuer à une évolution humaine et sociétale positive. Bénéficiant, grâce aux NBIC ((nanotechnologie, biotechnologie, infotechnologie et science cognitive)) d’une symbiose entre biologie-mécanique-électronique et numérique

En effet, avec les progrès de la biologie et du numérique, la frontière entre humains, mécanique et électronique disparaît progressivement. Grâce à la neurobiologie synthétique, l’Homme peut entrer en symbiose de plus en plus étroite avec les machines numériques et tirer un bénéfice de sa complémentarité avec les robots et l’intelligence artificielle. Déjà, les objets connectés dans l’écosystème numérique (IOT ou l’Internet des objets) agissent en étroite symbiose avec les humains. Ils créent ainsi un macro-organisme planétaire qui a ses fonctionnalités propres dans sa capacité à traiter les informations.

J’ai décrit cette hybridation de plus en plus étroite, entre les êtres humains et les machines numériques, dans « L’Homme symbiotique » (Seuil, 1995). J’appelais ce macro-organisme planétaire, le « Cybionte », produit du mariage de la cybernétique et de la biologie. Une hypothèse aujourd’hui partagée par des scientifiques et philosophes de la complexité, notamment dans le cadre du Global Brain Institute (GBI). Il n’y était pas question de l’avènement de cyborg, d’homme bionique ou de Superman, mais bien d’un humain, « symbiotique », relié à un macro-organisme planétaire construit de l’intérieur, dont nous constituerions les cellules et les neurones

Une autre voie est possible, l’hyperhumanisme

C’est à ce stade que l’intelligence artificielle peut aider à ouvrir une autre voie. Une voie qui permettrait de dépasser le caractère individualiste, élitiste ou égoïste des promoteurs du transhumanisme, c’est-à-dire de considérer l’intégration des humains et leur symbiose plutôt que leur transformation individuelle.

Imaginons que l’espèce humaine parvienne à faire un saut quantitatif et qualitatif, au-delà du transhumanisme, vers ce que j’appellerai l’hyperhumanisme. Au-delà d’une « philosophie » qui se concentre exclusivement sur l’individu et semble dénier à la collectivité les capacités d’évoluer en complémentarité et en symbiose avec les machines numériques et l’intelligence artificielle, c’est, au contraire, vers la symbiose intégrée et collective que doit se diriger l’humanité. Et c’est là tout le défi que devront relever les Terriens du IIIème millénaire.

Le Cybionte a commencé à vivre en symbiose avec nous : nous lui sous-traitons déjà des problèmes d’une très grande complexité (météorologie, opérations boursières, trafic routier…) que nos cerveaux et nos ordinateurs individuels sont incapables de traiter en temps réel. Cette symbiose Homme/Cybionte va se développer à une vitesse exponentielle faisant de nous, par une sorte de transmutation, des mutants d’un nouvel âge, ou plutôt des transmutants. Il ne s’agit pas de devenir des transhumains, mais dessuprahumains pour entrer dans l’âge de l’hyper-humanisme plutôt que dans celui du transhumanisme. Les caractères humains pourraient être encore plus développés et encore plus humains que ne l’a produit l’évolution.

De telles lois existent dans la nature. On les appelle les lois d’intégration différentiation. Dans le corps humain, un globule rouge, un globule blanc ou une cellule de foie sont beaucoup plus « elles-mêmes » que dans une boîte de pétri surnageant dans un milieu nutritif posée sur la paillasse d’un laboratoire. Notre corps est constitué de 6000 milliards de cellules, mille fois plus que d’êtres humains sur la planète. L’ensemble de nos cellules et des microbes utiles que nous hébergeons en symbiose (le microbiome), constitue un méta-génome que les chercheurs sont en train de décrypter. Chaque cellule du corps, chaque microbe du microbiome représente toutes les fonctionnalités que leur permet leur génome et son expression au sein d’une société ou d’un écosystème intégré, beaucoup plus efficacement que s’ils étaient isolés.

Ce parallèle montre qu’une symbiose conduisant à l’hyper humanisme pourrait développer d’autres dimensions du cerveau aujourd’hui occultées ou inhibées par la concurrence, la compétition, la nécessité de survie dans un monde parfois hostile et organisé pour la survie de l’individu plutôt que la coopération, la solidarité, l’altruisme et le partage.

Une sorte d’immortalité virtuelle

Alors que beaucoup craignaient la banalisation de l’Homme, intégré à un plus grand que lui dans le cadre d’une étroite symbiose, ce serait au contraire l’hyperhumanité et l’hyper-humanisme qui prendraient le pas sur l’Homme asservi ou dominé. Il est possible que des sentiments comme la fraternité, l’altruisme, la volonté d’aide, d’empathie, de respect et de solidarité… se développent d’une manière que nous n’imaginons pas encore.

Le capital d’idées et de connaissances accumulé au fil des millénaires par l’humanité pourrait être légué aux nouvelles générations et offrir à chacun une sorte d’immortalité virtuelle. Ainsi, il ne s’agit plus de viser l’immortalité biologique, comme en rêvent les transhumanistes, mais d’atteindre l’immortalité virtuelle en faisant en sorte que l’humanité dans son ensemble, l’hyperhumanité, bénéficie pratiquement en temps réel de toutes les innovations et créations, fruit des activités et réflexions des êtres humains connectés à cette intelligence collective, point ultime du développement de la complexité et de la conscience vers lequel se dirige l’univers. Un point Oméga, plutôt qu’un point de Singularité.

 

Article de Joël de Rosnay sur l’intelligence artificielle publié sur le site Le Plus de L’OBS – 26 avril 2015

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