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Il existe de nombreux ouvrages sur la crise majeure que subit le monde occidental depuis 2008. Certains en attribuent la responsabilité aux dysfonctionnements de la sphère financière, d’autres à des changements majeurs, tectoniques, dans la configuration de l’économie mondiale, essentiellement entre pays développés et pays émergents.

Le livre de Jean-Michel Severino et Olivier Ray, « Le grand basculement. La question mondiale à l’échelle mondiale » (2011, Odile Jacob), s’inscrit dans la lignée du livre de Rag Rajan, (Fault Lines), avec un spectre plus large, moins centré sur l’analyse de la seule crise financière.

Le livre part de trois grands constats :

  1. La libéralisation du commerce, la transition démographique et les fantastiques progrès de moyens de transport électroniques et physiques ont rendu possible un gigantesque basculement : un rattrapage économique majeur des pays émergents. Cela, en développant un modèle de croissance sinon inédit, du moins en rupture avec ce qu’enseignaient les manuels. Ceux-ci ne donnaient une chance au développement qu’à la condition d’un transfert massif d’épargne des pays développés (le Nord) vers les pays moins développés (le Sud). La réalité les a démentis. Le modèle gagnant a été celui du « cargo export », comme le baptisent les auteurs, par lequel des pans entiers d’activité manufacturière et de savoir-faire industriel associé sont partis du Nord vers le Sud. Ceci par simple arbitrage entre les coûts du travail des deux régions, arbitrage rendu aisé par les trois progrès mentionnés plus haut, ce qu’on résume pour simplifier sous le terme de mondialisation. Les deux auteurs s’appuient sur l’expérience précieuse de Severino, en charge, avant sa responsabilité à l’AFD, du pôle Asie de la Banque mondiale et qui a participé pleinement à la nouvelle approche de l’aide au développement en cours dans cette institution. C’est en effet l’Asie qui en a profité en un premier lieu, et le livre donne à ma connaissance la meilleure analyse des mécanismes économiques à l’œuvre.
  2. Le développement par l’export à outrance des premiers partis dans la course (Japon tout d’abord, puis la Corée, Singapour, Taïwan) pouvait encore être absorbé facilement par le Nord. Il n’en va plus de même quand ce même modèle touche désormais la Chine et quelques autres pays d’un poids démographique énorme. Ce sont des milliards d’individus qui potentiellement rentrent dans le marché mondial. D’où le Grand Basculement à l’origine de déséquilibres majeurs, notamment en matière de balance des paiements et de drain sur les ressources naturelles. C’est ce dérèglement qui est la cause profonde de la crise initiée en 2008, mais dont on voyait les premiers soubresauts lors de la crise asiatique de 1997. Par contrepoint, le Nord a en effet opté majoritairement pour un schéma de croissance par la consommation, sur base d’importations peu coûteuses venues massivement d’Asie et payés à crédit.
  3. La pression sur les ressources naturelles (matières premières, eau, environnement, énergie…) complique le paysage. En quelque sorte, nous disent les auteurs, les pays d’Asie, et demain ceux d’Amérique latine et après-demain d’Afrique, arrivent à la table de la prospérité au moment où elle se vide. Par simple effet de taille, la boule de neige n’arrive plus à s’alimenter. Cela, d’autant que certains nouveaux venus du Sud n’opèrent qu’à présent leur transition démographique : cette transition permet, par ralentissement de la natalité, une croissance forte du taux d’activité de la population, c’est-à-dire un moteur supplémentaire de croissance ; mais elle participe en retour de l’« inversion des raretés » : des ressources naturelles plus rares, au moment où les hommes en activité sont plus abondants. Les auteurs sont dans ce sens, même s’ils ne revendiquent probablement pas cette appellation, de la famille de ce grand économiste qu’était Malthus, le seul à l’époque à avoir justement théorisé un monde à facteurs rares. Leur diagnostic comporte d’ailleurs la même part de pessimisme et d’appel angoissé à changement.
    Les auteurs passent en revue nombre des fausses solutions mises en oeuvre face à cette inversion des raretés : protectionnisme, barrières à la circulation des hommes, volontarisme politique naïf. Comme d’autres, les auteurs préfèrent insister sur le rôle de l’éducation et sur la mise en œuvre de politiques systématiques de réorientation de l’effort productif du Sud vers ses marchés intérieurs, avec toutes les complexités que cela entraîne. Il importe aussi de mettre en place des filets de sécurité sociale pour les populations du Sud et bien sûr une politique cohérente de gestion de la rareté des ressources naturelles, par le jeu des incitations, c’est-à-dire en balayant les subventions trop fréquentes à l’extraction et à la consommation des ressources rares (qu’on songe que les tensions sociales observées aujourd’hui au Nigéria viennent pour partie de la volonté assez raisonnable du gouvernement d’arrêter la subvention faite au prix de l’essence, politique qui frappe évidemment les classes moyennes et pauvres). La réflexion fiscale française d’aujourd’hui (moins taxer le travail) traverse aujourd’hui autant les pays du Nord que ceux du Sud.

Où peut-on trouver quelques limitations ?

Peut-être dans le relatif dédain avec lequel les auteurs traitent du progrès technique et de l’innovation. Ils ne l’évoquent qu’en une demi-page. L’innovation tient pourtant une place majeure dans toute analyse de l’économie mondiale, pour de multiples raisons : c’est l’innovation qui, en premier lieu, a permis cette mondialisation rapide (qu’on songe à la révolution des techniques en matière de transport maritime et aérien, sans laquelle on ne pourrait envisager des délocalisations et l’organisation en supply chains internationales) ; c’est l’innovation qui explique la contrainte de la connaissance et de la qualification, un des facteurs majeurs derrière le creusement de l’inégalité des revenus au sein de chaque pays. C’est l’innovation enfin qui permet, sous certaines conditions, de sortir du verrou malthusien. Cela nourrit d’ailleurs une partie du débat politique à propos des protocoles de Kyoto  ou de Copenhague : s’il faut freiner la consommation des ressources rares, il ne faut pas que ce ralentissement affecte la capacité économique à investir dans la recherche et l’innovation, c’est-à-dire à sortir par le haut de la contrainte de rareté, selon un mécanisme qu’on retrouve d’ailleurs à tout moment de l’histoire humaine, qui a toujours connu des « basculements », même si on convient que le présent est de taille gigantesque.

« Donnez un poisson à un homme », nous dit David Rohmer après Maïmonide, « et il mangera un jour. Apprenez-lui à pêcher, et vous avez le début de la fin d’une niche écologique. » Mais c’est aussi cette rareté, partiellement créée par l’homme, qui stimule l’innovation technique de demain.

Autre difficulté avec le néomalthusianisme : il tend à négliger les puissantes forces de rappel que portent en eux-mêmes les mouvements de prix. Il faut garder une certaine dose de confiance dans une certaine autorégulation (contrôlée) du système, sauf à revenir au défaut que dénoncent les auteurs, celui du « primat donné au politique ». Par exemple, la rareté pétrolière en accroît le prix, et donc favorise en même temps les énergies de substitution et les économies d’énergie. Les prix jouent peut-être davantage de rôle que toute régulation publique visant aux économies d’énergie. Peut-être ne disposera-t-on pas à échéance maîtrisable de technologies de substitution à l’énergie pétrolière et le choc en sera dramatique pour le niveau de vie mondial. Mais en cas de transition souple, l’inévitable baisse de la productivité énergétique revalorisera le facteur travail : il faudra davantage travailler pour atteindre un même niveau de vie.

Jean-Marc Jancovici montre efficacement dans ses ouvrages, que les projections « linéaires » en matière de stocks de ressources rares sont toutes condamnées à être démenties : leur rareté même change la croissance et la trajectoire de leur consommation.

 

Extrait de l’article de François Meunier sur voxfi.fr.

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