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Retrouver de la souplesse, de la confiance, de l’initiative… Pour gagner en efficacité, des entreprises pratiquent des formes de management alternatif en s’appuyant sur l’intelligence collective et l’autonomie des salariés. Et commencent à faire des émules.

Je ne veux plus travailler avec toi. » Lancée au cours d’une assemblée régionale de Chrono Flex, cette interpellation aurait pu choquer les salariés présents. Elle a plutôt été le début d’une franche explication entre le salarié désigné et plusieurs de ses collègues qui pointaient du doigt son manque de solidarité. « Nos 160 techniciens sont autonomes dans leur zone géographique. Ils interviennent sur les chantiers pour réparer les engins tombés en panne de tubes flexibles. Toute intervention doit être rapide et bien faite, car un matériel à l’arrêt coûte de l’argent à notre client », explique Alexandre Gérard, président du groupe Inov-On, maison mère de Chrono Flex. S’il est appelé sur deux chantiers en même temps, le technicien concerné sollicitera le collègue le plus proche. L’objectif est d’assurer le dépannage le plus rapide ­possible sans le concours d’un supérieur. « Or ce salarié ne jouait pas le jeu. Il a été rejeté par son collectif de travail et nous lui avons aménagé une sortie honorable », résume le dirigeant. Ce dénouement ne pose aucun problème à Pascaline Eon, secrétaire du CE sans étiquette. « L’organisation du travail est basée sur le respect et la responsabilité de chacun. Or ce ­collègue n’adhérait pas aux valeurs de ­l’entreprise », indique-t-elle.

Plus besoin d’un chef. Chez le biscuitier Poult, les opérateurs sur les lignes de production n’ont, eux aussi, plus besoin d’un chef pour réagir au moindre incident. Ils sont responsables de leur machine. Un salarié chargé de produire le papier pour les emballages traite directement avec ses collègues de la fabrication des biscuits. « La création de valeur est le fruit de l’inventivité humaine, de la collaboration et de l’intelligence collective. Un modèle managérial qui permet de favoriser ces dimensions doit normalement aboutir à une performance supérieure à long terme », ­assurait Medhi Berrada il y a un an au cours d’un séminaire organisé par l’organisme de formation EFE. Le DG adjoint du groupe Poult expliquait que son entreprise avait cherché à faire de son modèle managérial un avantage concurrentiel en donnant plus de liberté aux salariés. « Il faut supprimer tous les postes hiérarchiques dont l’essentiel de la mission est de contrôler. Il faut également repenser la fonction de manager pour faire évoluer ce dernier vers un rôle de facilitateur, de modérateur et d’animateur », assurait-il.
Ce management alternatif est adopté par nombre d’entreprises : Sun Hydraulics, W. L. Gore & Associates, Harley-­Davidson ou Morningstar aux États-Unis. Favi, Lippi, SEW-Usocome, Bretagne ­Ateliers ou encore Groupe Hervé en France sont les exemples les plus couramment cités. Ces expériences suscitent une curiosité croissante. Le mois dernier, les éditions Afnor ont publié Et si vous rendiez votre entreprise intelligente ?, de Marine Auger, professeure à l’Essca et au Cnam. L’auteure défend l’idée qu’un « management dé­mocratique » permet de briser les carcans ainsi que les absurdités administratives et ­culturelles qui « lestent les entreprises et ­découragent les meilleures volontés ». Éric Albert, le fondateur de l’Institut français d’action sur le stress, valorise la « collaboration » entre les salariés dans Partager le pouvoir, c’est possible (éditions Albin Michel, voir page 71). Pour sa part, Isaac Getz (voir l’encadré), professeur à l’ESCP Europe, a publié avec Brian M. Carney Liberté & Cie (éditions Flam­marion, 2013). Il y décrit la philosophie de patrons visionnaires qui ont « libéré » leur entreprise en traitant leurs employés en adultes responsables, capables de prendre des initiatives.
Parler de « philosophie » n’est pas exagéré pour caractériser ce management alternatif. Sous-traitant automobile spécialisé dans la fonderie sous pression d’alliage cuivreux, Favi SA est installé à Hallencourt (Somme). L’entreprise est organisée suivant des principes et des valeurs « simples ». La direction considère que l’ouvrier, sachant parfaitement régler sa machine et se contrôler lui-même, n’a besoin ni de régleurs ni de contrôleurs. « L’être humain est intrin­sèquement bon, seuls 3 % des individus ne sont pas sérieux, assène Jean-François Zobrist, le P-DG historique de Favi, aujourd’hui à la retraite. Dès lors, chacun peut faire ce qu’il veut à condition de servir les intérêts d’un client interne ou externe. Si ce principe n’est pas respecté, il est viré. » De même, employer jusqu’à 30 % de ­l’effectif en cadres, chargés de ­vérifier la qualité du travail de ceux qui créent de la valeur ajoutée, est considéré comme ­irrationnel. « Cela coûte plus cher que de faire confiance au professionnalisme des salariés. Sans compter que l’accumu­lation de responsables hiérarchiques crée des baronnies et empêche les ouvriers de prendre des décisions au bon moment », poursuit-il.
Favi est organisé en « miniusines » affectées à un client. Une trentaine d’ouvriers y travaillent de façon autonome et ont coopté un des leurs comme « leader » pour coordonner leur action. Jean-François Zobrist, qui a résumé sa philosophie dans Comment un petit patron naïf et paresseux innove ! (éditions Stratégie & Avenir, 2010), défend aussi l’idée d’un « rêve partagé et d’un objectif commun » ainsi qu’un principe de stricte égalité en matière de compléments de salaire. Personne n’a de prime individuelle, pas même le patron ou les commerciaux. Le montant de l’unique prime existante est identique pour tous et calculé sur les résultats de l’entreprise.

Process trop rigides. Chez Favi, ces règles donnent des résultats intéressants. Dans un secteur hautement compétitif, l’entreprise emploie 500 personnes et exporte un tiers de sa production jusqu’en Chine. Pas surprenant pour Hervé Saint-Aubert, associé du cabinet CC International. « Les entreprises ont besoin de se libérer de leurs process de décision trop rigides. La plus grande partie des directions générales des entreprises cotées craint tant les effets de la moindre prise de risque sur les actionnaires et les marchés qu’elle contrôle tout. Certains directeurs d’usine ont quatre reportings par mois et n’ont pratiquement pas le temps de rencontrer les clients et encore moins d’anticiper leurs besoins. » Olivier d’Herbemont, président du cabinet Belle Aventure, ajoute que cette situation absurde est renforcée par la mentalité d’une grande partie des cadres supérieurs. « Les élites sont considérées comme plus intelligentes. Les autres doivent se contenter d’exécuter. Or chacun doit changer de posture pour retrouver de la souplesse de fonctionnement et faire d’un projet de transformation un objet de désir que l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise va s’approprier. »
Se convertir au management démocratique n’est pas chose aisée, notamment dans les grandes entreprises. Révolution organisationnelle ou simple réduction de la masse salariale ? Auchan France a présenté la nouvelle phase de son plan de modernisation au comité ­central d’entreprise le 30 janvier. L’encadrement des 120 magasins sera réduit de 800 postes d’ici à 2016, tandis que 500 postes d’employés libre-service devraient être créés. Le chef de rayon devient « manager commercial » et le chef de secteur se change en « responsable commercial ». Mais, pour l’heure, les élus s’interrogent, car la direction ne précise pas ses objectifs concernant l’évolution du mode de management.

Équipes autonomes. Or c’est l’écueil principal d’un passage vers une « libération réussie », comme le prouve l’expérience menée par Christophe Mistou, ancien directeur commercial chez Cas­torama. Constatant la difficulté de son service à anticiper les évolutions de la demande, il met en place en 2012 un management inspiré de l’Holacracy. Né aux États-Unis, ce système de gouvernance est très semblable à celui des « entreprises libérées ». « Il réorganise l’entreprise en mini­équipes autonomes qui disposent de deux modes de prise de décision, explique Bernard Marie Chiquet, du cabinet IGI Partners. La réunion de gouvernance et la réunion opérationnelle hebdomadaire ou quotidienne debout. L’objectif est d’aboutir à une prise de décision s’accompagnant de zéro objection argumentée, suivant l’importance des problèmes à traiter. »
Une fois la nouvelle organisation mise en place, le service commercial est devenu très agile et réactif. Mais les velléités de généralisation sus­citent des remous en interne. « Un do­cument prévoyait la suppression de 1 157 emplois de cadres, explique Jean-Paul Gathier, délégué syndical central FO chez Casto. Sans pour autant présenter les intentions de la direction en détail. Le CCE a émis un droit d’alerte. » Avec le recul, le syndicaliste estime que la direction n’est pas allée au bout de sa logique par peur d’une fronde de sa ligne hiérarchique. « Castorama a une organisation très centralisée. Les luttes de pouvoir sont incessantes et les chefs de service très centrés sur leurs prérogatives. »
Les difficultés peuvent même apparaître chez les pionniers. Chez SEW-Usocome, un fabricant de motoréducteurs installé en Alsace, Michel Munzenhuter, le DG, a commencé en 1988 avec le projet « Perf­ambiance ». Objectif, améliorer les conditions de travail et augmenter l’autonomie des opérateurs par la formation. « Au bout de quelques années, les salariés ont compris qu’ils étaient respectés, indique-t-il. Les taux d’absentéisme et d’accidents ont chuté. Des groupes de réflexion et d’action baptisés chantiers se sont mis en place et nous avons supprimé petit à petit les ­niveaux hiérarchiques inutiles. Nous sommes arrivés au fonctionnement d’une entreprise libérée sans le vouloir. » Pas si simple, estime Sylvain Werner, DSC CGT. « Certes, les postes de travail ont été améliorés et les chefs des miniusines consultent leurs salariés. Mais certains n’en tiennent aucun compte. Ils ont des objectifs à respecter et mettent la pression. » Toutes les chaînes de production sont alimentées en matériaux selon le nombre de salariés présents. « Avec un système de feux vert, orange ou rouge, en fonction des résultats immédiats. Les salariés sont stressés car ils n’ont pas la main sur l’organisation de leur travail. » Pour le syndicaliste, les bases de ce management sont bonnes mais elles nécessitent un changement complet de la culture d’entreprise. Or, à SEW-Usocome, les chefs sont nommés par la hiérarchie « et le comportement d’une partie d’entre eux n’a pas évolué », estime-t-il. Si le management traditionnel a trouvé ses limites, le management démocratique n’en est qu’à ses débuts.

Éric Béal
Liaisons Sociales Magazine, N° 150

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