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Interviews d'experts, professionnels et scientifiques.

Ils partagent leur vision.
Jacques Lecomte

 

Jacques Lecomte

Docteur en psychologie, il est l’un des principaux experts francophones de la psychologie positive.

Jacques Lecomte a enseigné à l’Université Paris Ouest et à la Faculté des sciences sociales de l’Institut catholique de Paris. Aujourd’hui président d’honneur de l’Association française et francophone de psychologie positive (APP), il a été responsable pendant six ans de la rubrique « Psychologie » au sein du magazine Sciences Humaines.

 

Interview de Jacques Lecomte de décembre 2014

Par Coline Delavelle, Institut Chrysippe

« Psychologie positive : croire en l’humain »

C. Delavelle : La psychologie positive, initiée au début des années 2000, s’intéresse au fonctionnement optimal (et non pas maximal) de l’être humain ; ainsi qu’aux déterminants de son bien-être. Pourquoi la psychologie a-t-elle mis si longtemps à s’intéresser à ces questions ? Quelle est la valeur ajoutée de cette nouvelle forme de psychologie ?

J. Lecomte : La raison principale de ce manque d’intérêt est d’abord une sensibilité, une préoccupation vis-à-vis de la souffrance psychique des personnes. Pendant des décennies, on a essayé de soulager, de diminuer cette souffrance. Cette démarche est tout à fait légitime ; cependant, le problème est qu’en faisant cela il y a eu une sorte de mono-focalisation sur la souffrance psychique. On a ainsi laissé de côté la question du fonctionnement optimal, normal de la plupart des gens.

La psychologie positive ne consiste pas à mettre de côté tout le savoir psychiatrique et psychothérapeutique mais simplement à s’intéresser également à tout ce qui fonctionne bien, dans la mesure où la psychologie positive se définit comme l’étude scientifique des conditions et processus qui permettent le développement optimal des individus, des groupes et des institutions. Je tiens beaucoup à cette définition parce qu’on à tendance parfois à réduire la psychologie positive à la seule question du bonheur. Or il existe, plus largement, trois caractéristiques fondamentales de la psychologie positive.

 CD : Quelles sont ces trois caractéristiques ?

 JL : La première caractéristique majeure est en lien avec la définition que je viens d’évoquer : la volonté de rigueur et de scientificité. La psychologie positive est née dans le monde universitaire ; elle a été, et est toujours pensée avec les outils traditionnels de la recherche scientifique, que ce soit l’enquête, le questionnaire, l’observation, l’expérimentation, etc.

Concernant la deuxième caractéristique fondamentale de la psychologie positive, je soulignerais ce que vous disiez au sein de votre question précédente : « le fonctionnement optimal et non pas maximal ». Cela renvoie à la notion d’équilibre, qui est primordiale. Pour l’illustrer, je prendrai l’exemple de l’optimisme. La psychologie positive ne tend pas à pousser les individus à être optimistes tout le temps et dans n’importe quelle situation. Il y a en effet des situations qui nécessitent d’être prudent, attentif, vigilant… et donc non-optimiste. Dans ce sens, on parle aussi de « pessimisme défensif ». Cela, par exemple, a beaucoup été étudié auprès d’étudiants en période d’examen. Il y a des étudiants trop optimistes, convaincus qu’ils vont réussir et avoir de bonnes notes, et qui ne réussissent pas, par manque de travail. Le « pessimisme défensif », au contraire, consiste à dire : « on ne sait jamais, ça peut ne pas marcher » ; ces étudiants-ci se mettent alors à travailler, et on voit bien que in fine les résultats sont meilleurs. En résumé, je dirai que l’on peut avoir des traits de personnalité optimistes, des regards optimistes sur la vie, ce qui n’empêche pas une certaine vigilance. Un autre bon exemple est celui des automobilistes : les études montrent que les conducteurs qui considèrent savoir très bien conduire prennent de ce fait plus de risques et présentent donc un risque accru de provoquer des accidents.

Concernant la troisième caractéristique fondamentale de la psychologie positive, je dirais que celle-ci n’est pas seulement une psychologie de l’individu mais également une psychologie de l’interaction, de la relation avec Autrui. On y retrouve dès lors les thèmes de la coopération, de l’empathie, du respect, de la confiance… C’est aussi une psychologie qui a des applications sociétales plus larges, ce dont on parle très peu.

CD : Selon vous, quels peuvent être les apports de la psychologie positive au développement de la vie professionnelle des individus ? Comment peut-elle améliorer le bien-être au sein des organisations et contribuer à donner plus de sens au travail ?

JL : La vision classique du salarié dont les comportements seraient uniquement motivés par la technique de la carotte et du bâton ne fonctionne pas. En effet, la recherche montre que la mise en place de systèmes de contraintes, ou inversement de systèmes de récompenses, à plutôt tendance à diminuer une part importante de la motivation des individus : la motivation « intrinsèque » c’est-à-dire, le plaisir de l’activité pour elle-même. Or, il est justement bien plus fructueux de s’appuyer sur cette puissante motivation intrinsèque, qui est présente chez la majorité des gens, plutôt que de chercher à pousser le salarié en utilisant la contrainte (notamment avec les systèmes de surveillance et de contrôle). On sait aujourd’hui que lorsque les managers ou les dirigeants accordent une grande confiance à leurs salariés, et ne mettent pas en place de système de contrôle, cela a pour effet de responsabiliser ces salariés et de générer des résultats très positifs sur l’ambiance et sur la « productivité ».

Citons aussi ce que l’on nomme le « leadership serviteur » et qui se caractérise par le fait que le manager ne se considère plus comme celui qui conduit les troupes à tout prix ; mais plutôt comme le moyen, l’outil qui va permettre aux idées des collaborateurs de s’exprimer de la meilleure manière. On ne va plus favoriser l’efficacité individuelle mais l’efficacité du groupe. Cela va introduire un certain nombre de modifications opérationnelles au niveau des pratiques professionnelles.

CD : Quels bénéfices les entreprises peuvent-elles tirer de la mise en place d’actions issues de la psychologie positive ?

JL : Selon moi, l’intérêt matériel de l’entreprise sera là in fine mais ne doit pas être le critère premier de ce type d’action. Bien entendu, il est nécessaire pour une entreprise de dégager des bénéfices, notamment pour ensuite les réinvestir dans la recherche et l’innovation, ce qui est nécessaire à sa pérennité. Mais cela ne doit pas devenir « l’étoile qui guide l’action de l’entreprise ».

A mon sens, l’investissement d’une démarche « psychologie positive » par une entreprise doit être motivée par trois objectifs majeurs. En premier lieu, la responsabilité sociale de celle-ci, centrée sur la question du bien-être de ses salariés.

En deuxième, sa responsabilité sociétale ; il s’agit ici de proposer des produits ou des services de qualité, au service réel de ceux qui en bénéficient. Troisième objectif nécessaire, sa responsabilité environnementale ; c’est à dire le respect, voire l’amélioration, de la planète. Les recherches scientifiques ont démontré que les entreprises qui assument ces responsabilités sont plus productives et plus rentables.

Je citerai l’exemple, réel, d’une entreprise de cartouches d’imprimante qui fonctionne avec une vision très humaniste du management, son dirigeant étant un bon exemple de « leadership serviteur » dont j’ai parlé plus haut. Un jour, un jeune homme présentant un handicap léger a été employé dans cette société. Certains de ses collègues, qui trouvaient qu’il n’était pas très efficace ou rentable, sont allés se plaindre auprès de la direction en demandant son licenciement. Le dirigeant leur a répondu : « il n’est pas question de le licencier, il a toute sa place dans la maison, il apporte tellement de joie de vivre. Il y a sûrement une solution mais ce n’est pas moi qui vais la trouver : c’est vous, car vous êtes sur le terrain ». Quelques jours plus tard, les employés sont effectivement revenus avec une solution, pouvant de surcroît faire économiser 50 000 euros de charges annuelles à l’entreprise : remplacer les onéreuses billes en polystyrène utilisées pour protéger les cartouches par des cartons usagés, déchiquetés puis récupérés. Ce travail de recyclage fournissant également un poste adapté à l’employé en question. Face à la situation initiale, la réponse du dirigeant a fait réfléchir son équipe et a permis (i) le maintien du salarié, (ii) de l’innovation et (iii) du gain financier.

Cet exemple est remarquable. On voit bien la logique d’un dirigeant qui ne vise pas d’abord la rentabilité mais avant tout le respect d’un de ses employés et la responsabilisation des salariés face aux difficultés ; logique qui, in fine, fait gagner de l’argent à l’entreprise et à ses actionnaires. L’intérêt matériel ou financier est apparu de surcroît.

Pour terminer sur ce point, je tiens à faire une précision. Il y a un discours qui se diffuse et qui est notamment vendu par des consultants ; discours qui consiste à affirmer : « rendez vos salariés heureux, ils seront plus productifs ». Cela est objectivement vrai d’après les études dont nous disposons. Mais cela me semble éthiquement extrêmement contestable. La finalité de la psychologie positive n’est pas de contribuer au culte actuel de l’hyper-performance en entreprise. L’enjeu, c’est un changement des modes de pensée dans la société ; il s’agit, entre autre, de considérer que le bien-être des salariés doit être une fin en soi. Si un dirigeant met en place des mesures censées améliorer le bien-être de ses salariés, alors que son unique objectif est la productivité, alors il court à l’échec…

CD : Dans quelle mesure la psychologie positive vise-t-elle, à l’instar de l’approche cognitive et comportementale, le développement de croyances plus aidantes / adaptées face à la vie sociale et professionnelle ?

JL : Il y a une grande proximité entre la psychologie positive et les thérapies cognitivo-comportementales (TCC). La démarche des TCC peut parfaitement intégrer l’univers de la psychologie positive. En particulier, l’idée qu’il faille changer nos « lunettes » de perception du monde. Les TCC insistent en effet beaucoup sur la nécessité de changer notre regard sur nous-même et de modifier nos interprétations (contre-productives) des actes d’Autrui ; de même, la psychologie positive tend à modifier notre regard sur l’être humain en général et sur ce que peuvent être les interactions entre individus.

CD : Si les TCC et la psychologie positive postulent la nécessité de mettre en place de nouvelles croyances plus aidantes, quelle est la spécificité des croyances promues par la psychologie positive ?

JL : Je prendrais l’exemple de la confiance : faire confiance à quelqu’un, c’est prendre des risques. Si j’ai la croyance que l’être humain est fondamentalement égoïste, je n’aurai aucune raison de lui faire confiance. A partir du moment où un dirigeant croit que ses salariés sont fondamentalement individualistes et qu’ils essayent de tirer un profit personnel de toutes les situations, il va alors se produire un phénomène de « prophétie auto-réalisatrice » : le dirigeant va mettre en place des actions de nature à contrer cet « individualisme », actions qui vont paradoxalement produire l’effet inverse de celui qui est recherché et qui inciteront les salariés à adopter des stratégies effectivement individualistes… Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’affirmer que le dirigeant ne doit rien contrôler ou vérifier. Mais à partir du moment où nous avons la croyance que l’être humain à des capacités à s’enthousiasmer dans son travail, à y trouver du sens et à être poussé par une motivation intrinsèque dans ce qu’il fait, cela va modifier l’attitude des managers vis-à-vis de leurs collaborateurs ; et ces derniers vont se mettre d’autant plus à faire montre de ces caractéristiques bénéfiques à l’entreprise… Cela est typiquement, selon moi, un exemple de croyance aidante au sens de la psychologie positive.

CD : Les biais cognitifs (erreurs d’interprétation des situations) sont des sources d’une perception altérée et contre-productive du monde : dans quelle mesure la psychologie positive permet-elle une « libération » de ces biais afin d’améliorer le bien-être individuel et professionnel ?

JL : Je répondrai à cette question en prenant le cas des médias. Les médias, à mon sens, ont l’art de nous montrer ce qui va le plus mal dans l’humanité. Je crois qu’ils génèrent vraiment un « biais de négativité » de notre regard sur la réalité et sur les événements. La « réalité » telle que nous la montrent les médias est une réalité partiale, avant tout centrée sur les dysfonctionnements, la violence, les problèmes de tous ordres, etc. Mais le problème est qu’à partir du moment où moi, spectateur, je pense qu’il y a du danger partout, que tous les gens sont potentiellement violents, alors je vais me mettre dans une position défensive, de défiance, de méfiance.

Les médias, via le biais de négativité, contribuent non seulement à générer des croyances problématiques sur le monde et sur les autres mais ils sont également à l’origine du fait que ces croyances vont alors provoquer des conduites de nature à « artificiellement » les confirmer : si je pense que les autres sont agressifs je vais alors produire des conduites à leur endroit de nature à leur faire produire effectivement des comportements agressifs. Nous retrouvons ici le biais cognitif des prophéties auto-réalisatrices.

Voici un autre exemple d’effet du biais de négativité. La recherche a démontré que très peu de gens sont des égoïstes purs ou des altruistes purs. La plupart d’entre nous sommes des coopérateurs conditionnels. En résumé, nous tenons un discours qui est le suivant : « je suis prêt à coopérer à condition que les autres soient prêts à coopérer ». Or si je considère que l’être humain est fondamentalement égoïste et n’est pas prêt à coopérer, et bien, je ne vais pas coopérer non plus. Je vais ainsi « prouver » aux autres coopérateurs conditionnels qu’il ne faut pas coopérer puisque « j’ai » un comportement égoïste. On crée ainsi, à nouveau, une prophétie auto-réalisatrice, par le fait même de penser que les autres ne sont pas coopératifs, on génère ce comportement chez autrui.

Le biais de négativité sur la nature humaine provoque de forts effets contre-productifs ; et c’est là qu’il faut une véritable révolution de la pensée, prônée par la psychologie positive. Les prises de conscience appelées par la psychologie positive sont un moyen de se libérer de ce type de biais cognitifs néfastes. Encourager les gens à parier sur la confiance, promouvoir la coopération, diffuser l’idée qu’il y a un fond de bonté chez tout être humain. Tout cela pourrait mener à une évolution de nos modes habituels (et négatifs) de pensée. Il y a une phrase que je dis souvent : « c’est en pariant sur le meilleur de l’être humain que ce meilleur peut se manifester ».

 

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