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Interviews d'experts, professionnels et scientifiques.

Ils partagent leur vision.
Joël de Rosnay

François Dupuy

Auteur notamment de « Lost in Management », le sociologue François Dupuy est un fin connaisseur de l’entreprise.

Il a enseigné à l’INSEAD, à Fontainebleau, à la Kelley School of Business sur le campus de l’Indiana University ainsi qu’en Californie, en Chine, en Afrique du Sud, en Belgique et en Uruguay. Il est conseiller académique au Centre Européen d’Éducation Permanente (CEDEP) associé à l’INSEAD.

Interview de François Dupuy du 01 mars 2019

Par L’Usine Nouvelle

« Coopérer n’est pas naturel… »

Rien n’est moins simple que de faire coopérer ensemble des personnes ou des services. Coopérer c’est accepter une dépendance. Pourtant, les solutions coopératives bien maîtrisées peuvent une source d’avantage concurrentiel de premier plan. Un paradoxe décrypté.

 

 L’Usine Nouvelle : C’est un peu la nouvelle tarte à la crème du management. Tout le monde semble vouloir davantage de coopération, en appelle à casser les silos. De quoi cela est-il le symptôme ?

François Dupuy : La coopération s’oppose au travail en silos, ou comme on dit en langage sociologique, le travail segmenté et séquentiel. Segmenté car chaque personne se voit attribuer une partie de l’ensemble ; et séquentiel car pour pourvoir faire son travail il faut attendre que les personnes qui s’occupent de l’étape d’avant aient fini. Cette forme de travail produit en moyenne des produits de faible qualité à un prix élevé. C’est le modèle taylorien. On a testé d’autres modèles et on a empiriquement réalisé que la coopération était le « coup du roi », puisque les prix baissent et la qualité augmente.

Ça semble très magique ?

C’est assez simple à comprendre avec un exemple qui n’a rien à voir avec le monde de la production. J’aime le football et mon épouse le cinéma. Soit j’impose ma volonté et tout le monde regarde le football, je serai content, elle non. Soit on achète deux télés et certes on voit chacun ce que l’on veut mais on augmente considérablement les ressources nécessaires à cette forme d’autonomie. Soit on négocie et on décide de regarder le foot ce soir et je m’engage à regarder avec elle le film lors d’une rediffusion.
C’est ce qui s’est passé dans l’industrie automobile. Le modèle taylorien a longtemps séparé méthodes, études et fabrication. Le résultat était la multiplication des modifications ce qui produisait finalement des véhicules chers et avec pas mal de défauts. D’où l’idée de travailler par projets de façon à ce que les uns et les autres puissent discuter directement et sans intermédiaire. Ainsi, les divergences d’intérêt et d’appréciation se règlent entre les acteurs et avant les problèmes.
Comment ?
Dans cette démarche, la sociologie a montré que tout le monde avait intérêt à trouver la solution optimale car l’atteinte de l’objectif collectif final servira à l’appréciation de tous. Dans le vieux modèle, chaque département faisait de son mieux et était récompensé, puis on réparait les défauts résultant de ce travail segmenté. Ceci rappelé, la coopération est loin d’être quelque chose de spontané. Elle exige un haut niveau de régulation sociale si on veut qu’elle donne ses pleins résultats.
Par exemple, il faut décider de l’objectif commun de deux équipes, sinon chacune continuera de jouer son propre jeu. C’est là qu’il y a, à mon avis, un piège : la coopération est un mot connoté positivement, personne ne dira qu’il n’aime pas coopérer. Or, ce n’est pas un comportement naturel, c’est tout sauf facile, c’est exigeant. Pour une raison très simple : quand vous demandez ou vous exigez que les gens coopèrent vous les mettez dans une situation de dépendance mutuelle. Or l’analyse des organisations a montré toute l’énergie et le temps que l’on consacre à éviter les situations de dépendance.
Si je vous suis, toutes les entreprises qui actuellement parlent de coopération et la décrètent ont peu de chance d’y réussir. Elles doivent faire plus que dire « on va coopérer et je nomme un chef de projet ».
Dans les conférences que je fais, j’aime bien un peu provoquer en disant « si vous voulez augmenter la productivité et baisser les coûts, commencez par supprimer les fonctions de coordination« . Mais ça ne signifie pas du tout que la coopération va se faire spontanément. Le risque de ce management par l’injonction est d’autant plus grand que spontanément les individus sont d’accord quand on leur demande de coopérer. Mais il y a un gouffre entre la compréhension intellectuelle de l’intérêt à le faire et les réactions dès lors que les conséquences pour les acteurs apparaissent.Là encore, la sociologie a enregistré des résultats qu’il serait bon de ne pas ignorer. Les acteurs sont intelligents au sens où ils trouvent des solutions cohérentes avec le contexte où on les met. C’est toute la question de la consistency – j’aime bien le mot anglais qui exprime très bien le phénomène – entre ce qu’on leur demande de faire et le contexte dans lequel on les met. Par exemple, si vous donnez des primes individuelles sur des résultats individuels tout en disant « je veux que vous collaboriez« , vous créez une incohérence entre le message et le contexte. Et l’acteur s’adapte toujours au contexte, pas au message. En l’espèce, il s’adaptera à la prime individuelle pas à l’injonction de coopérer.Les entreprises créent aujourd’hui des messages. Elles parlent, mais elles n’agissent pas sur le contexte. C’est plus compliqué, il faut le reconnaître. Du coup, leurs messages ne servent au mieux à rien.
Si on doit chercher des acteurs qui détiennent les leviers de la coopération, où sont-ils ?
Le problème est en grande partie entre les mains des Ressources Humaines, pour deux raisons. La première est que les dirigeants ont déserté l’organisation pour se concentrer sur les questions financières, la pression étant très forte. La seconde raison est que, quand on parle de cohérence du contexte et du message, on renvoie à ce qui fait le système RH : la rémunération, les bonus, les critères de promotion, les embauches…Compte tenu de ce que je vous ai dit sur l’intelligence des acteurs, il faut accepter de réfléchir et agir de façon complexe. Et ceci, c’est le rôle des DRH de faire en sorte que les gens fassent ce que l’on souhaiterait qu’ils fassent. C’est donc réussir à créer un contexte cohérent par rapport au comportement attendu. Il ne suffit pas de dire « on coopère » ou « il faut innover » sans rien changer. Ça ne marche jamais : on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Ou alors il faut avoir la chance d’avoir une entreprise composée uniquement d’idiots. Gouverner des idiots est un rêve orwellien. Malheureusement et finalement heureusement pour les entreprises les individus sont intelligents.
Pour réussir à créer un environnement propice à la coopération, il faut donc pratiquer un vrai « lâcher prise », si vous m’autorisez cette expression à la mode ?
C’est une règle : quand on place dans les gens dans un environnement, il faut les laisser ensuite trouver la solution. SI on a bien fait son travail, ils adopteront le comportement attendu. Donc si vous êtes DRH et que vous voulez plus de coopération, vous ne les inondez pas sous des process et des reporting en tous genre. Vous ne gouvernez plus avec le comment, mais par le résultat. Plus précisément, dans ce cas, le DRH et le manager ne doivent plus s’intéresser au « comment » même s’ils en définissent les limites, mais au résultat.
Y a-t-il un lien entre la coopération et la culture ?
J’aurais tendance à dire oui. Dans le « Phénomène Bureaucratique », Michel Crozier décrit ce qu’il a appelé l’anarchisme individualisant des Français. Faire travailler les gens ensemble est sûrement moins simple en France qu’aux États-Unis où prévaut une culture beaucoup plus collective. Les études sociologiques montrent qu’outre-Atlantique l’aspect collectif du travail est plus naturel. Ceci dit, il y en France des cultures d’entreprises propices à la coopération.
J’ai l’impression que cette vague de collaboration vient des start-up. Ont-elles trouvées une martingale ?
Je ne le crois pas. Le démarrage d’une entreprise correspond assez bien à une situation dramatique, situation où on ne peut rien faire tout seul, où il faut coopérer malgré soi en quelque sorte. C’est plus évident de le faire dans ces situations. Je crains que quand elles sont plus installées, qu’elles grandissent, elles se bureaucratisent comme les autres entreprises et coopèrent moins. Je ne vois aucune raison pour laquelle les start-up échapperaient à ce mouvement, ce sont de ce point de vue des entreprises comme les autres.

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